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Spicilège

Une mémoire qui désire, très beau livre de Patrick Corneau, se présente lui-même comme un « spicilège » (littéralement un « choix d’épis »). Ce terme peu usité et délicieusement désuet désigne, selon le CNRTL (Centre national de ressources textuelles et lexicales), « un recueil de notes, de documents, de textes ». Montesquieu a donné à ses Pensées le sous-titre de Spicilège. Ce recueil est une collection de notes prises tout au long de sa vie par Montesquieu, émanant de ses lectures, de ses conversations, de ses expériences. Un autre auteur, quelque peu méconnu du grand public, mais vénéré par une poignée de lecteurs fidèles, Marcel Schwob, s’est également illustré dans le genre du spicilège, puisqu’il s’agit du titre de l’un de ses ouvrages. Plus près de nous, c’est le même processus qui est à l’œuvre dans les Cahiers de Paul Valéry, remplis tout au long de sa vie, même si ce dernier n’utilise pas ce mot.


Quand un auteur se met à sa table de travail quotidiennement, autrement dit quand il se livre à une activité littéraire de « diariste », et qu’il note au jour le jour ses réflexions du moment, cela donne un journal intime s’il parle de ce qui lui arrive ou de ce qu’il ressent, bref de sa vie personnelle. Il choisira, ou pas, de le publier, en version expurgée ou intégrale. C’est le cas du somptueux Journalde Julien Green, qu’il a tenu toute sa vie durant, édité de son vivant dans La Pléiade en version expurgée par l’auteur, et dont la collection Quarto publie la version intégrale que Julien Green avait autorisée, passé un certain délai. Cette version non censurée contient notamment le récit détaillé de ses aventures homosexuelles de jeunesse, qu’il ne souhaitait pas étaler sur la place publique de son vivant, sans jamais cacher cependant son orientation sexuelle. Mais il est certain, puisque l’auteur le reconnaît lui-même, qu’il tenait son journal intime en vue de publication, tout comme André Gide.


Dans le cas contraire, ce processus créatif quotidien aboutit, toujours en cas de publication, à des aphorismes, des apophtegmes, des cahiers, des chroniques, des essais, un florilège, des maximes, des miscellanées, des notes, des pensées, des propos, des réflexions, ou encore, comme dans le cas qui nous occupe, à un spicilège. Signalons en passant le très beau Journal extime de Michel Tournier, dans lequel il ne parle pas de son intimité, mais de son « extimité », néologisme qu’il a créé pour désigner des événements extérieurs à sa personne mais qui le concernent cependant, comme l’évolution de son jardin au fil des saisons.

Nombre d’écrits d’Elias Canetti relèvent de ce genre, notamment Le territoire de l’homme et Le livre contre la mort, ce dernier posthume. Mais on pourrait aussi rattacher au genre du spicilège le chef d’œuvre de Fernando Pessõa, Le Livre de l’intranquillité, si ce n’est que le choix des fragments n’a pas été fait par l’auteur lui-même, mais de manière posthume à partir de ses manuscrits retrouvés dans une malle.


Mais revenons à notre point de départ, à savoir le livre de Patrick Corneau. C’est exactement le genre de livre que j’aimerais être capable d’écrire. Il est fait de notes courtes (sauf le récit d’un voyage à Tokyo qui occupe plusieurs pages), sans aucun lien entre elles, écrites au fil de la plume (dans sa variante électronique probablement), au jour le jour, sur toutes sortes de sujets, comme le wabi-sabi japonais, expression qui me semble relever du même champ sémantique que la sprezzatura italienne chère à notre auteur, à savoir qu’il s’agit à la fois d’un état d’esprit et d’une vision esthétique du monde. Mais le grand sujet de notre auteur reste la littérature. J’y retrouve des écrivains vénérés (par lui et moi), comme Simon Leys, Alexandre Vialatte ou Jules Renard, et d’autres que je ne connais pas, mais qu’il me donne furieusement envie de découvrir, comme Georges Roditi.


Je lis ce livre avec gourmandise mais sans gloutonnerie, à petites gorgées de quelques pages à la fois, ce qui me permet de le déguster tel un grand vin.

Il me serait vraiment difficile de faire un choix de citations. Aussi me contenterai-je d’en relever trois, retenues au terme d’une sélection impitoyable.

Sur ce qui pousse un écrivain à écrire, j’aimerais jouer au jeu des citations en cascade : page 51, Patrick Corneau cite Jean-Bertrand Pontalis, qui cite lui-même Richard Millet : « Je n’écris pas pour quelqu’un ni pour une cause, encore moins pour un « lectorat », mais pour un proche qui est lointain, cet inconnu qui a la grâce frémissante d’être proche de moi tout en n’étant pas moi : le témoin invisible qui justifiera l’invisible. » C’est ce que, modestement, j’essaie de faire avec ce blog.


Sur l’approche de la vieillesse, Patrick Corneau écrit ceci, pages 90 et 91 :

« Ça a commencé comme ça.

Le choix de chaussures plus confortables qu’élégantes.

Un goût pour les vêtements larges, un peu déstructurés.

Un penchant pour les déjeuners plutôt que les dîners en ville.

Les séances de cinéma en matinée, de préférence les lundis ou mardis.

Le porto plutôt que le whisky.

Les vins ronds et gouleyant(s) plutôt que les râpeux et les minéraux.

Des coupes de cheveux de plus en plus courtes, à mesure de leur raréfaction (les cheveux). Les miens, d’un blanc immaculé, ne tombent pas. C’est toujours ça !

Des goûts de lecture qui se déportent insensiblement vers les mémoires, les journaux intimes ou la poésie, surtout celle où le poète se fait absent. En ce qui me concerne, remplacer la lecture des poètes par celle des essayistes.

Un regain d’intérêt pour le dessin, la peinture « rétinienne ».

Davantage de goût pour la photographie en noir et blanc plutôt que couleur.

Plus d’oreille pour Bach que pour Wagner. Je n’ai jamais été un fervent de Wagner. Bach, que j’écoute depuis très longtemps, m’est de plus en plus indispensable.

Une acuité à percer le bruit du monde tandis que ce dernier semble s’éloigner toujours plus.

Le regard d’incompréhension d’un jeune interlocuteur lorsque le mot « truchement » sortit de ma bouche. Les gens qui travaillent avec moi, souvent nettement plus jeunes que moi, me disent parfois que j’utilise au quotidien des mots qu’ils n’avaient encore jamais entendus !

Le passé plus présent et l’avenir moins pressant. Comme c’est joliment dit !

Pour toutes choses un besoin de lenteur, de patience et de maturation. Si seulement je pouvais arriver à manger moins vite…

Une inclination pour les douceurs amorties de l’automne plutôt que les rutilances du printemps.

Flâneur plutôt que marcheur ou randonneur. Flâner, c’est plus facile quand on a mal aux pieds, même chaussés de souliers confortables…

Une tendresse pour le silence des églises et la paix des cimetières.

La voiture délaissée pour le vélo, puis celui-ci pour les transports en commun –plutôt le bus. J’habite en province, et je vais travailler à pied, luxe inouï.

Et puis un jour, dans le métro, deux jeunes femmes (pas des jeunes filles) se sont levées simultanément pour me laisser leur place. Cela m’est arrivé une fois. Je confirme que cela m’a mis un sacré coup de vieux.

J’ai compris alors que j’étais vieux. »


Il faut attendre d’arriver vers la fin du livre (page 151) pour en comprendre le titre, si beau et si énigmatique : « Trouvé dans Barthes cette objurgation :  se rappeler le très beau mot de Balzac : L’espoir est une mémoire qui désire ». J’avoue que je ne m’attendais pas à ce que cette formule magique soit de Balzac. J’aurais préféré qu’elle soit de Patrick Corneau lui-même. Mais il a eu le mérite d’en avoir fait le titre de son spicilège.


Comme Une mémoire qui désire me parle au plus profond de moi-même, je m’autorise à terminer par une réflexion personnelle sur le travail et la vieillesse (j’ai le même âge que Patrick Corneau, à un an près, mais je ne me sens pas vieux du tout, sauf quand un jeune me cède sa place. Quand j’étais jeune chirurgien, une dame âgée très distinguée, avec de beaux cheveux blancs tirant sur le mauve, impeccablement permanentés, m’a dit, alors que je lui proposais une intervention pour régler son problème : « Vous avez l’air bien jeune. Je ne sais pas si je peux vous faire confiance. » De sorte que, pendant des années, quand un patient me demandait : « C’est vous qui allez m’opérer ? », j’ai cru que cette question traduisait une méfiance qui n’osait pas s’exprimer clairement. Puis j’ai fini par comprendre que c’était exactement l’inverse. Cette question était une marque de confiance. Elle voulait dire en réalité : « Maintenant que je vous connais, j’espère que vous n’allez pas déléguer mon intervention à quelqu’un que je ne connais pas ». Il ne me reste plus que quelques années à travailler. J’espère sincèrement qu’aucun de mes futurs patients ne me dira, avant le clap de fin : « Vous avez l’air bien vieux. Je ne sais pas si je peux vous faire confiance » !

Cela pourrait me faire devancer l’appel…


Dr C. Thomsen, novembre 2019

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