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Une histoire de chat

Cela faisait environ dix ans que j’étais devenu résident de l’EHPAD de la Colline, sympathique résidence pour « personnes âgées dépendantes ».

Jusqu’à l’âge approximatif de deux ans je n’étais qu’un malheureux chat errant, me nourrissant à droite et à gauche de ce que j’arrivais péniblement à chasser ou à glaner. Comme je suis d’une taille plutôt petite, les gens me prenaient pour un chaton, alors que j’étais tout ce qu’il y a de plus adulte. Mes pattes me portaient souvent dans le parc d’une vaste demeure dont j’apprendrai plus tard qu’il s’agit de l’EHPAD dit de la Colline. Ne constatant aucune animosité de la part de ses occupants, je m’enhardissais un peu plus tous les jours au point de m’approcher toujours plus près de la porte qui donnait sur les cuisines, facilement repérable aux effluves agréables qui en sortaient. Un des cuistots s’émut de ma présence timide, et me proposa un peu de lait dans une soucoupe. Il m’avait ouvert, sans le savoir, les portes du paradis.

L’équipe dirigeante se concerta pour savoir ce qu’il convenait de faire de moi. Ils me confièrent d’abord aux bons soins d’un vétérinaire, qui attesta de mon impeccable état de santé, et qui en profita, après m’avoir dûment vacciné, pour me castrer, ayant constaté que j’étais un mâle. Cela m’éviterait de fuguer, selon lui. Après quoi ils décidèrent que je pourrai être utile aux résidents, la mode étant alors à la zoothérapie. Mais, avant de me présenter à eux, il fallait me donner un nom. Chacun avait son idée. Quelqu’un, je ne sais plus très bien de qui il s’agissait, proposa le nom de Malo, ce que les autres trouvèrent plutôt rigolo. Je suis donc devenu le chat Malo, ce qui est un peu grotesque, il faut bien l’avouer.


Le personnel me laissait me promener en toute liberté dans les couloirs, et entrer à ma guise dans les chambres des résidents. Certains n’aimaient pas ma présence, et je ne retournais plus chez eux ; pas question de m’imposer. D’autres appréciaient ma visite, et je revenais les voir régulièrement, pour qu’ils aient le plaisir, au demeurant réciproque, de me caresser. Et je voyais bien qu’ils étaient émus quand je me mettais à ronronner, ce que je faisais de manière toute à faite involontaire. Eux aussi, d’une certaine manière, ils ronronnaient de plaisir. Ma récompense pour les « soins » prodigués, c’était le gîte et le couvert, à volonté. Le gîte sous forme d’un moelleux coussin que l’on avait mis à ma disposition dans le salon des résidents, vide toute la nuit. Mon sommeil ne dérangeait donc personne. Et ma nourriture était de qualité. Je ne voyais aucune raison d’aller voir ailleurs si ce ne serait pas mieux, tellement j’étais choyé au sein de cette grande et accueillante famille.


De temps à autre un résident mourrait, en général de vieillesse, ce qui était dans l’ordre des choses, comme je ne tarderai pas à le comprendre. En passant devant la chambre du résident qui venait de mourir, je constatais qu’il émanait de sa personne une odeur particulière, indéfinissable mais nullement désagréable, que je n’avais jamais rencontrée auparavant. J’appris aussi que tout le monde évitait soigneusement de parler de mort, de mourir, de mourant. Un résident en fin de vie ne mourait pas, il décédait, et se métamorphosait alors en défunt.



Il me vint alors une idée un peu étrange. Toutes les fois que j’identifiais cette odeur chez un résident encore en vie, je décidais de passer la nuit sur son lit, pour profiter de cette fragrance que je jugeais agréable. Mais à chaque fois que je dormais toute la nuit dans la chambre d’un résident, au petit matin le personnel constatait le décès de ce dernier. Rapidement on m’attribua des pouvoirs divinatoires, et j’accédai à une petite notoriété : j’étais le chat qui prédisait la mort des résidents de la Colline. On évoque souvent les chiens capables de détecter la présence d’un cancer avant que les médecins ne le mettent en évidence. Alors pourquoi pas un chat annonciateur d’un décès imminent ? Curieusement personne n’estima que je portais malheur, peut-être parce que je ne suis pas noir, mais tigré.


Heureusement pour eux, des résidents ne mourraient pas tous les jours. Une fois mon tour des chambres effectué, j’allais dormir sur mon coussin. Mais dès que j’avais repéré l’odeur caractéristique, je continuais mon petit manège, non seulement pour profiter de celle-ci, toujours aussi agréable à mon museau expert, mais aussi pour apporter un peu de réconfort à la personne qui dormait à mes côtés sous la couette, puisque j’avais compris que son avenir était limité. Et, à chaque fois, le résultat était garanti : le matin, le résident endormi ne se réveillait pas.

Cette histoire du chat annonciateur de décès commença à se répandre aux alentours, jusqu’à faire l’objet d’un reportage au journal télévisé régional et dans la presse locale. J’étais devenu la fierté de l’EHPAD de La Colline, et tout le monde était particulièrement aimable avec moi, même parmi ceux qui n’aiment guère les chats. J’avais dorénavant une réputation à tenir. Elle allait durer une dizaine d’années, sans le moindre accroc.


Et puis un jour, ou plutôt une nuit, je repérai à son odeur un résident qui semblait vraiment mal en point. J’étais sûr de mon coup. Il se peut qu’il ait eu conscience de ma présence, et que, en connaissant la signification, il se soit rebellé contre la fatalité. Mais il est également possible qu’en vieillissant mon odorat ait perdu de sa finesse légendaire. Toujours est-il que le lendemain, non seulement le mourant n’était pas mort, mais il semblait même ressuscité. C’était mon premier échec.

Ce fut aussi le dernier car les dirigeants de l’EHPAD, déçus que je ne sois pas aussi infaillible qu’ils le pensaient depuis tant d’années, considérèrent que je n’avais plus ma place chez eux, et m’envoyèrent illico finir mes jours dans un refuge de la SPA, où j’attends que quelque visiteur compatissant veuille bien adopter le vieux chat Malo, qui a connu son petit moment de célébrité.


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