Chapitre 15 : la découverte des métastases
Voilà maintenant deux ans que je suis en rémission, deux ans et demi que l’on m’a découvert ce fichu cancer. Jusque-là, tous mes examens étaient rassurants, et ne détectaient aucune trace de « la bête ». Mais, catastrophe, le dernier bilan a montré que j’avais des métastases dans le lobe droit du foie. J’apprends à cette occasion que notre foie est divisé en deux parties, la droite et la gauche, et que c’est le seul organe qui régénère* quand on en enlève une partie. C’est toujours bon d’apprendre quelque chose, même si ce n’est pas une information très sympathique. Je me raccroche cependant à un élément favorable : la coloscopie courte a montré que je n’avais pas de récidive associée à mes métastases. Tout ne peut pas être complètement noir…
Les marqueurs, habituellement normaux, ont augmenté au dernier contrôle, ce qui a déclenché un nouveau bilan d’imagerie. Pour qu’il n’y ait aucun doute possible, les données de l’échographie et du scanner ont été confirmées par le « tep-scan* », examen d’imagerie que j’ai passé dans le service de médecine nucléaire*. On m’a expliqué le principe de cet examen sophistiqué, qui veut dire « tomographie par émission de positrons » (mais on peut dire également positon), et qui utilise un produit marqué* par un radio-isotope*. J’ai donc été radioactif pendant quelques instants !
Le ciel me tombe sur la tête. Le psy m’avait expliqué que les médecins soignent, et que c’est au patient de guérir. Cette phrase m’avait bien plu. Alors, pourquoi n’ai-je pas guéri ? N’y ai-je pas assez cru ? Aurais-je été un mauvais patient ? Est-ce que ce ne serait pas plutôt les médecins qui auraient mal bossé ? Je suis partagé entre colère et déprime. Mais je ne sais pas vraiment contre qui diriger ma colère.
Je pose à mon oncologue la question traditionnelle que l’on entend dans toutes les fictions médicales, même les mieux informées : Docteur, j’en ai pour combien de temps ? Il m’explique gentiment que cette question n’a aucun sens, dans la mesure où les statistiques s’appliquent à des populations, mais jamais à des individus. Quand on exprime le fait qu’une maladie a un taux de mortalité* de 50%, me dit-il, personne ne peut savoir qui fera partie des heureux élus qui guériront. En revanche, si je le souhaite, il peut me dire quelles sont mes chances de survie*. Je ne suis pas sûr d’avoir envie de le savoir. Je me souviens d’une amie de ma femme à qui on avait découvert un cancer du côlon avec « carcinose péritonéale* » (en clair, il y en avait partout, et le chirurgien n’avait rien pu faire). L’éminent chirurgien cancérologue parisien qui l’avait opérée ne lui avait « donné » que trois mois de sursis. Elle a survécu trois ans et demi à cette malencontreuse prédiction. Il faudrait que certains médecins apprennent l’humilité, et qu’ils comprennent qu’ils ne sont pas investis (et par qui pourraient-ils l’être, si ce n’est pas eux-mêmes ?) du pouvoir d’accorder un surcroît de vie à leurs patients. En ce qui me concerne, je ne poserai plus jamais cette question. Il faudrait à ce propos apprendre à ne jamais poser de questions dont personne ne connaît la réponse. Et pourtant, poser des questions sans réponse certaine, est-ce que ce ne serait pas, au fond, une définition possible de la philosophie, la discipline que j’enseigne ? Je ne sais plus très bien où j’en suis…
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L’oncologue a passé de nouveau mon dossier en RCP. Les différents spécialistes réunis, y compris mon chirurgien, ont estimé que j’étais « éligible* » pour une hépatectomie*. En clair, je peux bénéficier de cette intervention. Mes chances de guérison ont évidemment beaucoup baissé, mais on me certifie qu’il est possible de guérir d’un cancer du côlon avec des métastases hépatiques, dès lors qu’elles ont été éradiquées par une hépatectomie. Mais ce n’est pas vrai de tous les cancers, et, par exemple, pour un cancer du pancréas, de très mauvais pronostic, les chances de guérison, déjà faibles s’il n’y a pas de métastases au moment du diagnostic (métastases dites « synchrones* »), deviennent nulles quand des métastases apparaissent en cours d’évolution (on appelle cela des métastases « métachrones* »). Pour ce cancer, l’indication d’hépatectomie n’est jamais posée, car ce geste serait totalement inutile.
J’ai donc des métastases métachrones. Cet adjectif, métachrone, me fait penser à la métaphysique, ainsi appelée parce que, dans l’œuvre d’Aristote, la partie qui traitait de ces questions était rangée après (méta, en grec) celle qui concernait la physique. Passons, je m’égare…
Une hépatectomie, cela me semble un geste très lourd, et je décide de prendre à nouveau un second avis auprès d’un autre oncologue hospitalier. Je lui demande s’il valide l’indication, ce qu’il me confirme après avoir épluché mon dossier. Je lui demande également à qui je peux me confier pour cette intervention. Il me donne le nom d’un chirurgien qui travaille dans le même hôpital que lui, mais me rassure : le Dr G. est tout-à-fait compétent pour cette intervention, et je peux donc continuer avec la même équipe. J’avoue que ça me soulage. Et d’ailleurs, la secrétaire de mon chirurgien m’a appelé pour me proposer un rendez-vous rapide. Je ne suis pas surpris, j’attendais en fait ce coup de téléphone.
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En attendant mon rendez-vous avec le Dr G., je m’aperçois que je suis tenté par des thérapies alternatives*, dont tout mon entourage me parle. Chacun y va de son « spécialiste », et Dieu (auquel je ne crois toujours pas) sait s’ils sont légion. Il y en a vraiment pour tous les goûts. Je suis a priori quelqu’un de rationnel, bien que je ne sois pas un scientifique. Mais je crois qu’il est difficile d’écarter d’un revers de la main toutes ces médecines dites alternatives ou non conventionnelles, toutes irrationnelles. Je pense à Steve Jobs, le célébrissime patron d’Apple, qui est mort en 2011 d’une tumeur endocrine* du pancréas (qui est une forme un peu particulière de cancer pancréatique, de meilleur pronostic que l’habituel adénocarcinome) malgré une résection chirurgicale en 2004 suivie d’une greffe de foie. Il a effectivement fait confiance à la médecine conventionnelle, contrairement à ce qui a été dit, mais a essayé de se traiter par la naturopathie* pendant neuf mois avant de se résoudre à l’option chirurgicale. On peut donc raisonnablement penser qu’il a obéré ses chances de guérison en retardant une chirurgie dont il ne voulait pas, et parce qu’il a fait confiance à un naturopathe que beaucoup estiment être un charlatan, voire un gourou. Ce que je lis là-dessus me confirme ce que je savais déjà, à savoir qu’un des premiers droits des patients est de voir ses choix respectés par le corps médical, même si celui-ci estime que les choix en question sont dangereux pour le patient, voire délirants. Après réflexion, je renonce donc à recourir aux médecines alternatives, en me réservant la possibilité de l’utiliser contre les effets secondaires.
On me dit que certains patients trouvent un réconfort certain dans la réflexologie plantaire*, mais à titre de médecine complémentaire ou parallèle, c’est-à-dire en complément et non pas à la place du traitement conventionnel du cancer. De plus, un certain nombre de services d’oncologie ont recours très officiellement aux « coupeurs de feu », guérisseurs auxquels les gens qui vivent en milieu rural font fréquemment appel en cas de brûlure. Il semblerait qu’ils soient efficaces contre la neuropathie, y compris en prophylaxie. On aura vraiment tout vu !
Je me souviens également de la fin de vie de François Mitterrand, qui a appris au moment de son élection, en 1981, qu’il était atteint d’un cancer de la prostate avec métastases osseuses, ce qui ne l’a pas empêché d’aller au bout de son second mandat. Quelqu’un de normal (comme son lointain successeur socialiste !) aurait renoncé à se présenter une seconde fois. A la toute fin, il avait abandonné la médecine conventionnelle et son médecin, pour se mettre dans les mains d’un adepte de ces thérapeutiques non officielles. Son médecin traitant, le Dr Gübler, a écrit un livre après la mort de son célèbre patient, pour dévoiler un des secrets les mieux gardés de la République. Le médecin en question a été sanctionné par l’Ordre des médecins* pour avoir trahi le secret médical de son auguste patient. Mais il n’a jamais été inquiété pour avoir publié, pendant des années, des bulletins de santé parfaitement mensongers ! Quelle hypocrisie !

Notes du chapitre 15
Carcinose péritonéale : envahissement du péritoine (la membrane qui tapisse la cavité péritonéale) par des nodules de cellules cancéreuses. Elle s’accompagne en général d’un épanchement liquidien permanent, l’ascite.
Éligibilité : le fait, pour un patient, de réunir les critères nécessaires à la réalisation d’un acte : patient éligible à la chirurgie ambulatoire.
Endocrine : s’oppose à exocrine. Les glandes endocrines sécrètent les hormones, qu’elles déversent dans la circulation sanguine, ce qui est le sens de l’adjectif endocrine.
Hépatectomie : résection chirurgicale d’une partie plus ou moins importante du foie droit (hépatectomie droite) ou gauche (hépatectomie gauche). La partie restante va augmenter de volume par régénération. Le foie étant un organe vital, son ablation totale nécessite une greffe de foie simultanément à l’hépatectomie.
Marquage : adjonction, à une molécule, d’un élément radioactif qui sert à la détecter.
Médecine nucléaire : spécialité médicale qui produit de l’imagerie et traite des affections par les isotopes radioactifs.
Métachrone / Synchrone : se dit pour la date de découverte des métastases : en même temps que la tumeur primitive (synchrone), ou après un intervalle libre (métachrone).
Mortalité / Létalité : termes du vocabulaire de l’épidémiologie. Le taux de mortalité d’une affection correspond au nombre de décès observés pendant une période donnée, dans une population donnée. A distinguer de la létalité, proportion de décès dans une population de patients atteints de cette maladie.
Naturopathie : façon de soigner par des moyens jugés naturels, comme l’hygiène de vie, le régime alimentaire, le traitement par les plantes (phytothérapie), etc. Dans cette conception, la nature est supposée être toujours bonne.
Ordre de médecins : comme toutes les professions dites réglementées, la profession médicale possède son instance de régulation, l’Ordre des médecins, organisé en trois niveaux : conseil national, régional, départemental. Tous les médecins en exercice doivent être inscrits au conseil départemental de l’Ordre du département où ils exercent. Une des missions essentielles de l’Ordre des médecins est de veiller au respect de la déontologie.
Radio-isotope : on dit également isotope radioactif. Particule instable qui émet de la radioactivité.
Réflexologie plantaire : médecine douce manuelle qui agit par massage de la voûte plantaire. Moyen de lutter contre le stress.
Régénération : capacité du foie à augmenter son volume restant après une hépatectomie.
Survie : quantité de vie restante après le traitement initial d’un cancer, que le patient soit en rémission ou pas.
Tep-scanner/Pet-scanner : scintigraphie couplée au scanner. Examen d’imagerie réalisé en médecine nucléaire, qui permet en particulier de détecter des lésions cancéreuses quel que soit l’endroit du corps où elles se trouvent.
Thérapie alternative : synonyme de médecine alternative. Le mot thérapie, qui signifie traitement, est utilisé ici dans le sens plus global de prise en charge médicale.
Chapitre 16 : l’hépatectomie
Mon chirurgien, le Dr Brice G., me reçoit longuement en consultation. Je ne suis plus en colère contre personne. Je m’aperçois que je l’apprécie de plus en plus : non seulement il a une excellente réputation, justifiée par le succès la première intervention, qui s’est très bien passée, hormis ce petit épisode d’iléus postopératoire, mais le courant passe vraiment bien entre nous. J’aime notamment sa façon de m’expliquer, avec l’aide de schémas, en quoi va consister l’intervention, nettement plus importante que la colectomie, et qui nécessitera une laparotomie, c’est-à-dire une ouverture, avec une cicatrice assez importante. Il y aura vraisemblablement un ou plusieurs drains, source de douleurs postopératoires. La mise en place de ces drains, naguère systématique, est devenue beaucoup moins fréquente grâce à la « médecine fondée sur la preuve », également dénommée « médecine factuelle », que les anglo-saxons appellent EBM (Evidence based medicine ).L’application de ces principes (en gros, rien que des faits, pas d’opinion) a permis de raccourcir et de simplifier les suites opératoires.
Et puis, il ajoute toujours une petite note personnelle en fin de consultation, qui me fait dire qu’une relation amicale s’ébauche. Mais il faut savoir garder ses distances de part et d’autre : l’expert, c’est lui. J’essaye juste d’être un bon patient. Il s’adresse également à Marie, s’assure qu’elle a bien compris, et qu’elle accepte ce qui m’est proposé. Evidemment qu’elle accepte.
*
Il va donc falloir recommencer tout le circuit, que je commence à bien connaître : la consultation d’anesthésie, l’entrée en clinique, les formalités administratives, les consentements à signer (pour le chirurgien et l’anesthésiste). Presque la routine. Je demande s’il est possible de retrouver ma chambre 21. On me dit que ce n’est pas sûr, qu’il faudrait pour cela qu’elle ne soit pas déjà occupée. Mais on va essayer. Cependant, avant de réintégrer le service en postopératoire, il y aura un séjour plus ou moins long en Surveillance Continue. Maintenant que c’est décidé, j’ai hâte d’y être.
*
Le dossier de Claude L. a été discuté en RCP. Tout le monde s’est accordé sur la nécessité d’une hépatectomie droite. Ma secrétaire l’a convoqué en consultation ; il n’a pas eu l’air surpris, m’a-t-elle dit. Bien sûr je suis désolé de cette évolution, mais ce n’est pas complètement une surprise. En même temps, je suis partagé entre la tristesse que j’éprouve pour lui, et le plaisir de m’occuper de lui à nouveau. Certains patients, on les prend en charge parce que notre déontologie nous y oblige, mais on le fait à contrecœur, pour des tas de raisons différentes (je dis « on » parce que je sais que c’est la même chose pour la plupart de mes confrères). Ce peut être tout simplement parce qu’on n’éprouve aucune sympathie pour eux (quand ce n’est pas de l’antipathie, qu’il ne faut pas laisser transparaître) ; mais c’est aussi parfois parce qu’on pressent qu’on a affaire à un « chieur » professionnel, un de ces patients qui va sans arrêt contester tout ce que vous pourrez dire et faire, et finira par vous coller un procès au cul pour un motif futile. Bien sûr sa plainte n’aboutira pas, mais elle vous aura bien pourri la vie pendant un certain temps. Ces gens-là, heureusement peu nombreux, il faut avoir le courage de leur dire qu’ils devraient aller voir quelqu’un de plus compétent que soi, en qui ils auront plus confiance (s’ils sont capables de faire confiance, ce qui est loin d’être sûr). Sinon, on risque de le regretter amèrement ; même si tout s’est parfaitement déroulé, ils trouveront toujours une broutille à exploiter, un os à ronger. Un vrai cauchemar.
Heureusement, Claude L. est tout le contraire, et même l’archétype du patient qu’on a plaisir à soigner. Je lui explique en détail ce qui l’attend, parce que je sais qu’il est demandeur d’explications. Pour certains patients au contraire, il ne faut pas donner trop d’infos si on veut éviter de les stresser. Et puis lui, je sais qu’il comprend bien ce que je lui raconte, ce qui n’est pas toujours le cas, même chez des patients intelligents et cultivés. Décidément, ce n’est pas l’enseignant standard ! Je m’adresse également à son épouse, dont j’ai pu voir à quel point elle avait été pour lui un soutien efficace lors de la colectomie.
*
Coucou, me revoilà. Vous vous souvenez de moi, je suis la chambre 21, celle qui avait accueilli Monsieur L. il y a deux ans pour sa colectomie. Il revient, cette fois-ci pour une hépatectomie. Quel dommage, c’est un patient tellement sympathique ; j’aurais préféré qu’il soit sur la voie de la guérison. Mais j’ai plaisir à le retrouver, ainsi que sa femme, si charmante et attentionnée, tellement discrète. Et la vue de ma fenêtre au soleil couchant, je sais qu’il l’appréciera autant que la dernière fois.
-Tu as vu, Chrystelle, Monsieur L. rentre ce soir pour être opéré demain. Tu te souviens de lui ? Il était venu il y a deux ans, pour un cancer du côlon. C’est G. qui l’avait opéré. Il sera dans la même chambre, la 21. Je me souviens qu’il l’aimait bien, à cause de la vue sur le parc.
-Oui, je me souviens parfaitement de lui, et de son épouse, vraiment sympas tous les deux. Un beau couple, comme on dit ! Qu’est-ce qu’on doit lui faire, ce coup-ci ?
-D’après le programme opératoire, une hépatectomie droite. C’est G. qui va le reprendre. J’imagine que c’est pour des métas. Il nous en parlera sûrement à la contre-visite.
-Bonsoir les filles. Demain, je ferai une hépatectomie droite à Monsieur L. Je pense que vous vous souvenez de lui ? Je vous le confie, c’est un patient que j’aime bien !
-Vous savez bien qu’on ne fait pas de différence de traitement entre les patients, même si nous avons nos préférences.
-Je sais, je sais… Je disais ça pour vous taquiner. Venez, on va voir les patients. J’espère qu’ils vont tous bien ! Après, vous m’offrirez un petit café…
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Avant toute chose, le chirurgien que je suis voudrait dire ici quelque chose qui devrait être évident pour tous ses collègues (ce n’est pourtant pas le cas), mais pas pour les patients : notre travail ne consiste pas à « sauver des vies » jour après jour, comme on l’entend trop souvent. Il arrive que ce soit le cas, comme par exemple en traumatologie* abdominale. La survie d’un patient dont le pronostic vital est engagé, selon l’expression consacrée, dépend alors de la performance globale de l’équipe, et pas uniquement du savoir-faire du chirurgien. Et puis ces cas sont rares. En fait, il est exceptionnel que je sois amené à penser que tel patient nous (me) doit la vie, mais je pourrais être amené à le dire si, par exemple, la direction décidait de nous couper des crédits.
Notre travail consiste à donner des soins attentifs, conformes aux données les plus récentes de la science médicale, après avoir obtenu le consentement du patient, et, si possible, avec le maximum d’empathie. Mais cette dernière qualité n’est qu’un petit plus, qui ne saurait être exigé. Cela peut paraître réducteur de le dire comme cela, mais c’est en vérité un défi quotidien. Heureusement, cela se passe le plus souvent de manière fluide, mais il peut arriver qu’un petit grain de sable vienne gripper cette belle mécanique, et les choses peuvent très vite prendre une tournure dramatique. Notre travail est donc globalement stressant, mais gratifiant, indiscutablement, puisque la plupart des chirurgiens ont du mal à le quitter.
Evidemment, lorsque l’on parle d’hépatectomie, on est dans de la chirurgie digestive lourde, que relativement peu de chirurgiens maîtrisent. Il est d’ailleurs nécessaire que la structure dans laquelle ce geste sera réalisé ait obtenu l’autorisation* de la tutelle* (l’ARS* en l’occurrence). Le principal critère d’obtention d’une telle autorisation est le nombre d’interventions de ce type réalisées chaque année, en sachant que l’autorisation n’est pas donnée à une équipe chirurgicale, mais à l’établissement, public ou privé, dans lequel travaille cette équipe. Le niveau d’équipement lourd de l’établissement est également pris en compte, comme la présence d’une unité de réanimation, ou, à défaut, d’une unité de surveillance continue.
Ce jour-là, c’est donc une hépatectomie droite, autrement dit l’ablation de la partie droite du foie, que je vais devoir réaliser. Certes, c’est une intervention que je maîtrise, mais elle est toujours assez stressante, car elle peut être parfois assez hémorragique. Toute ma concentration est requise, et je ne travaille pas « en roue libre », comme c’est le cas pour des interventions plus faciles. J’ai d’ailleurs augmenté le nombre d’intervenants, avec une deuxième aide opératoire pour m’assister. L’intervention est aussi nettement plus longue que la précédente. Mais tout c’est bien passé, et je suis content du travail de l’équipe.
J’ai bon espoir que cette intervention, suivie d’une chimiothérapie, vienne à bout de sa fichue maladie. L’avenir nous dira si c’est le cas ou pas.
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Il n’y a pas à dire, c’est tout de même moins stressant pour le patient quand ce n’est pas sa première fois. Je sais ce qui m’attend, même si c’est une intervention plus importante. Et puis, cela m’évite de raconter tout cela à nouveau, d’autant que les procédures sont les mêmes, à commencer par la vérification incessante de mon identité. Je crois reconnaitre certains membres de l’équipe qui étaient présents pour ma colectomie. Cela dit, avec leur tenue de bloc, leur masque et leur coiffe (calot ou cagoule pour les hommes, charlotte ou cagoule pour les femmes), on a un peu de mal à reconnaître les visages, même celui de mon chirurgien, qui vient d’entrer en salle, et me salue chaleureusement. L’anesthésiste n’est pas le même que la dernière fois, mais c’est le même infirmier anesthésiste, très marrant et plutôt rassurant.
Après mon passage en salle de réveil, je me retrouve comme prévu en Surveillance Continue, où je suis censé rester plusieurs jours. Je ressens bien la différence entre la laparotomie et la cœlioscopie, car ma cicatrice, dont la taille n’est pas négligeable, me fait mal. Ma douleur sera correctement prise en charge tout au long de mon hospitalisation, mais nécessitera des doses plus fortes d’antalgiques. Je reçois une transfusion* de deux « culots globulaires* » (deux poches de sang), du fait d’une anémie* (on m’explique que l’hépatectomie est une intervention qui peut être assez hémorragique).
Après quatre jours passés en Surveillance Continue, je réintègre ma chambre. La mobilisation du drain* a commencé ; je redoutais que ce soit douloureux, mais en fait pas tant que ça. Je me réalimente normalement, je marche dans les couloirs, mais je suis beaucoup plus fatigué qu’après la colectomie. Et puis je peux recevoir des visites l’après-midi, et Marie vient me voir longuement dès qu’elle le peut.
Et douze jours après mon intervention, c’est la sortie, avec la même routine que la fois précédente. Je sais aussi ce qui m’attend : une nouvelle chimio, qui commencera dès que j’aurai récupéré. Heureusement que l’oncologue m’avait déconseillé d’enlever la chambre implantable à la fin de la chimio, comme je l’avais demandé ! Il m’avait répondu : on ne sait jamais.
Mais, avant tout cela, les retrouvailles avec la famille, autour d’un bon repas et d’une bonne bouteille, du moins pour eux, car, pour moi, c’est encore un peu tôt.

Notes du chapitre 16
Anémie : est définie par la baisse du taux sanguin d’hémoglobine. Les causes d’anémie sont nombreuses, mais l’anémie par perte sanguine due à une hémorragie est une des plus fréquentes.
ARS : les « Agences régionales d’hospitalisation » gèrent les établissements de santé publics et privés au niveau régional.
Autorisation d’activité : autorisation donnée à un établissement de santé par l’ARS, pour une durée limitée mais indéfiniment renouvelable, d’exercer une activité médicale. Exemple : l’autorisation donnée pour cinq ans à une maternité d’effectuer des accouchements ; en l’absence de cette autorisation, la maternité doit cesser son activité.
Culot globulaire : également appelé « poche de sang ». Destiné à apporter des globules rouges par voie veineuse en cas d’anémie.
Mobilisation d’un drain : un drain abdominal peut être retiré en une seule traction ou en plusieurs. Chaque manœuvre de retrait partiel d’un drain est une mobilisation.
Transfusion : injection, par voie veineuse, de sang ou de produits dérivés du sang. La transfusion sanguine est gérée par l’Etablissement français du sang (EFS).
Traumatologie : ce terme est en général appliqué à la prise en charge des traumatismes osseux. Mais il existe des traumatismes abdominaux, crâniens, thoraciques, etc.
Tutelle : il ne s’agit pas de la mise sous tutelle d’un individu, mais d’une expression qui désigne tout organisme régissant, à un titre ou un autre, la santé. Exemples de tutelles : l’Assurance maladie, les ARS, le conseil de l’Ordre des médecins, la HAS, etc.
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