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Le patient de la chambre 21 (4)

Dernière mise à jour : 9 févr. 2020

Chapitre 3 : chez le généraliste


Je vous demande pardon par avance de parler de choses aussi triviales que le transit intestinal de Claude L., « réglé comme du papier à musique », selon l’expression bien connue, mais je ne peux vraiment pas faire autrement. Or, il y a quelques jours, Claude L. eut la désagréable surprise de constater la présence de sang rouge dans ses selles* matinales. Vaguement inquiet, il consulta son encyclopédie médicale en ligne, et apprit que ce symptôme* banal s’appelle une rectorragie*. La plupart du temps, il ne s’agit que de manifestations d’hémorroïdes* en poussée, mais il est fortement conseillé de consulter car cela peut être plus sérieux, comme la présence d’un polype* colique, voire d’un cancer du côlon.

Il se trouve qu’un polype lui avait été diagnostiqué il y a deux ans à l’occasion d’une coloscopie* de dépistage*. Ce n’était pas un dépistage de masse, tel qu’il est organisé à partir de cinquante ans, d’autant que, à cette époque, Claude L. n’en avait que quarante-huit. Ce dépistage avait été orienté par le fait que l’on venait de découvrir des polypes coliques à son frère aîné. Le gastro-entérologue* avait réséqué* (c’est-à-dire enlevé) ce polype lors de la coloscopie, réalisant ainsi une polypectomie endoscopique*, geste des plus banals. Bien entendu, ce polype avait fait l’objet d’une analyse histologique* (on l’avait étudié au microscope), qui avait été plutôt rassurante, dans la mesure où les lésions de dysplasie* étaient qualifiées de modérées. Le gastro-entérologue avait expliqué à Claude L. qu’il se trouvait donc dans un groupe « à bas risque », pour lequel les recommandations internationales préconisaient une coloscopie de contrôle dans cinq ans. En cas de « haut risque », le délai pour le contrôle serait passé à trois ans.

Claude L. n’était pas inquiet outre mesure, mais il se disait que son polype avait peut-être récidivé*. Il était donc important qu’il consulte son médecin traitant.


*


Alain R. exerce la médecine générale depuis une trentaine d’années. Il est donc ce que l’on appelle un généraliste*. Mais, curieusement, la médecine générale étant devenue, il y a quelques années, une spécialité médicale à part entière, il se trouve être à la fois généraliste et spécialiste*, ce qui lui a toujours semblé contradictoire dans les termes. Il adore son métier, même s’il lui arrive de plus en plus souvent de penser qu’il aurait dû se reconvertir dans une des nombreuses formes de médecines dites « alternatives* », auxquelles un nombre croissant de ses patients semblent accorder plus de crédit qu’à la bonne vieille médecine conventionnelle, celle qu’il a apprise à la fac de médecine et qu’il exerce avec une grande conscience professionnelle. Et puis, chose curieuse, dès que l’on parle d’augmenter de 2 euros le montant de la consultation du généraliste, on assiste à un véritable tollé, alors que les mêmes personnes paient sans discuter à un ostéopathe ou à un homéopathe des honoraires deux fois plus élevés que ceux de leur malheureux généraliste. Parfois, ça le déprime un peu, d’autant qu’il a l’impression, parfaitement justifiée, que la médecine qu’il exerce est la plus difficile de toutes. Il doit avoir plus que de simples notions dans tous les domaines de la médecine, de la pédiatrie à la psychiatrie, et doit faire en permanence la part entre les problèmes qu’il peut traiter lui-même, et ceux qu’il doit adresser au spécialiste.

Il est installé depuis quelques années dans une maison médicale*. Auparavant, il exerçait « à l’ancienne », dans un cabinet dont il était le seul occupant, avec une assistante, et un secrétariat téléphonique couvrant les périodes pendant lesquelles celle-ci ne travaillait pas ; il ne pouvait quand même pas lui imposer les horaires de forçat d’un généraliste qui a la chance d’avoir une bonne patientèle* (on n’ose plus parler de clientèle, ça fait trop mercantile pour le politiquement correct). Sa qualité de vie professionnelle s’est nettement améliorée depuis qu’il a intégré la maison médicale, qui regroupe plusieurs médecins et des paramédicaux, notamment des infirmières et des kinésithérapeutes. Et il a tous les moyens nécessaires en termes de secrétariat. Le rêve… On répète à l’envie que les maisons médicales sont une des solutions qui permettront de repeupler les déserts médicaux*. Par chance pour lui, la région où il est installé n’est pas un désert médical, loin de là ; ici, ce serait plutôt la pléthore que la rareté.

Alain R. a une petite soixante d’années, mais, de l’avis général, il « en fait » nettement moins. Il est plutôt petit, légèrement bedonnant, et toujours tiré à quatre épingles. Ses lunettes de presbyte ne le quittent jamais, qu’il met sur le haut du front quand il n’en a pas besoin et sur le bout du nez pour lire. Son caractère colle parfaitement avec son apparence physique. Il est en effet de tempérament jovial et expansif, assez méridional. Il possède de nombreuses qualités qui le rendent très apprécié de ses patients : sur le plan médical, il jouit d’un grand « sens clinique* », doublé d’un solide bon sens ; humainement, c’est certainement l’empathie* qui est sa qualité première ; et puis, ce qui ne gâte rien, il est aussi ponctuel qu’il est possible de l’être dans son métier.

Si on devait lui trouver un défaut, je dirais que, du fait de son esprit foncièrement rationnel, il ne se sent pas à l’aise avec les hypocondriaques*, qu’il a tendance à traiter « par-dessus la jambe » ; après tout, un patient qui souffre d’hypocondrie peut aussi développer une vraie maladie. Et puis ces gens sont en souffrance, et ont besoin qu’on les aide, ne serait-ce qu’en les prenant au sérieux. Mais, rien à faire, l’hypocondrie n’est pas sa tasse de thé.


*


Claude L. est tout sauf hypocondriaque ; et comme il n’est jamais malade, il n’encombre pas la salle d’attente du Dr R., son médecin traitant depuis des années. Celui-ci se demande donc ce qui peut amener ce patient qu’il aime bien dans sa salle d’attente. Il l’aime bien car sa grande culture, dont il ne fait jamais étalage, le rend très intéressant. Et puis, il est aussi ponctuel que lui, ce qui leur fait une qualité commune. Il l’apprécie d’autant plus qu’il est très différent, comme patient, de la plupart des enseignants. Tous les médecins vous diront qu’il est souvent difficile de soigner les enseignants, qui leur font difficilement confiance, ce qui les amène à poser au praticien* qu’ils ont en face d’eux des milliers de questions, dont certaines parfaitement incongrues. L’explication que le Dr R. a élaborée est la suivante : les enseignants sont habitués à un fonctionnement de type maître/élève. Chez le médecin, le statut s’inverse : l’expert*, le maître, ce n’est plus l’enseignant, qui se retrouve dans la position inconfortable d’élève. C’est son explication personnelle, mais il n’est pas du tout certain qu’elle soit pertinente. En tout état de cause, Claude L. n’est absolument pas ce type de patient difficile à gérer.

Comme le Dr R. a une excellent mémoire, il se souvient, sans avoir besoin de consulter le dossier médical de Claude L., de la polypectomie endoscopique dont il a bénéficié il y a deux ans. D’une manière générale, les patients apprécient beaucoup que leur médecin se souvienne de leurs problèmes de santé ; s’il se rappelle également le prénom de leurs enfants, voire le nom du chien ou du poisson rouge, alors leur confiance est définitivement acquise au médecin hypermnésique*.


*

Claude L. n’est pas vraiment angoissé par cette rectorragie, d’autant qu’elle ne s’est produite qu’une fois. Cependant, par acquis de conscience, le Dr R. propose à son patient d’anticiper la coloscopie de contrôle, pour éliminer une récidive du polype, bien que cela lui semble peu probable après un délai aussi court. Il lui propose de reprendre contact avec le gastro-entérologue qui a procédé à la polypectomie, ce que Claude L. accepte sans discuter. Ce gastro-entérologue est un des bons correspondants* d’Alain R., et pas seulement parce qu’ils ont fait leurs études ensemble. Sur le plan médical, il lui fait totalement confiance.

Une remarque s’impose : les patients ne comprennent pas toujours cette notion de correspondant, et ont tendance à penser que les médecins s’adressent leurs patients par copinage, quand ce n’est pas par compérage* (ce qui est interdit par la déontologie* médicale). Les médecins envoient leurs patients à des spécialistes qu’ils estiment être compétents ; mais l’adressage est plus fluide quand les deux médecins se connaissent. Rien de répréhensible dans tout cela.

Voici en substance comment s’est passée la consultation entre le généraliste et son patient.

-Bonjour, cher ami. Qu’est-ce qui vous amène ?

-Bonjour docteur (je l’ai toujours appelé docteur, même si cet usage se perd un peu ; mais je ne me vois vraiment pas lui répondre « bonjour, cher ami »). Figurez-vous que je suis un peu inquiet car j’ai eu du sang dans les selles il y a quelques jours. Cela ne s’est pas reproduit, mais je n’aime pas beaucoup ça, d’autant qu’on m’a enlevé un polype du côlon il y a deux ans.

-Effectivement, je lis dans votre dossier que votre coloscopie de contrôle est prévue dans trois ans. Il serait peut-être plus sage que vous contactiez votre gastro-entérologue pour qu’il avance cet examen. Qu’en pensez-vous ?

-En fait j’en étais arrivé à la même conclusion. Je vais appeler sa secrétaire pour avoir un rendez-vous. J’espère que ce ne sera pas pour dans trois mois !

-Si vous avez du mal à obtenir un rendez-vous rapide, dîtes-le moi ; j’essayerai d’activer les choses.

-Merci docteur.

-Je vous prépare un courrier pour votre gastro ; il sera prêt demain. Tenez-moi au courant. Et ne vous inquiétez pas trop ; ce n’est probablement pas grand-chose. Au revoir.

-Au revoir.


Notes

  • Coloscopie : examen du côlon réalisé à l’aide d’un endoscope souple, le coloscope. Souvent abrégé en « colo ».

  • Compérage : entente illicite entre deux médecins pour tirer bénéfice de l’adressage d’un patient de l’un à l’autre.

  • Correspondant : notion qui fonctionne dans les deux sens : le spécialiste à qui un généraliste adresse un patient est le correspondant du généraliste ; tous les généralistes qui adressent des patients à un spécialiste sont les correspondants de ce dernier.

  • Déontologie : partie de l’éthique médicale qui traite des règles de bonne conduite que les médecins doivent respecter vis-à-vis de leurs patients et de leurs confrères (respect de la confraternité).

  • Dépistage : vise à faire le diagnostic le plus précoce possible d’une maladie existante. On distingue le dépistage de masse, qui s’adresse à tous les sujets à risque, et le dépistage individuel, pour les patients qui ont des antécédents familiaux de la maladie en question. Ne pas confondre avec prévention (prophylaxie), qui consiste à essayer d’empêcher l’apparition d’une maladie.

  • Désert médical : territoire sous-équipé en médecins, qu’ils soient généralistes ou spécialistes.

  • Dysplasie : en histologie, la dysplasie est une altération acquise d’un tissu à renouvellement rapide, qui peut évoluer vers le cancer.

  • Empathie : capacité à comprendre ce que ressentent les autres. L’empathie n’est pas la compassion.

  • Endoscopie : exploration du versant interne du tube digestif à l’aide d’un fibroscope. Les deux modalités essentielles sont la gastroscopie (endoscopie haute) et la coloscopie (endoscopie basse).

  • Expert : le mot est employé ici dans son sens courant de personne qui détient une expertise, un savoir. Il ne s’agit pas du titulaire d’un diplôme d’expertise médicale.

  • Gastro-entérologue : spécialiste des maladies digestives. Souvent abrégé en « gastro », diminutif également utilisé pour la gastro-entérite (la gastro).

  • Généraliste/Spécialiste : Le médecin généraliste est celui que l’on consulte en premier ; il doit avoir des notions dans tous les domaines de la médecine. Le spécialiste est consulté dans un second temps ; il doit tout savoir dans le domaine limité de sa discipline.

  • Hémorroïdes : les hémorroïdes sont des organes normaux, situés dans le canal anal, source fréquente de symptômes divers. Hémorroïdes est, avec ganglion, un des seuls mots du vocabulaire médical qui désigne à la fois un organe normal et la maladie de cette organe.

  • Histologie : étude des tissus au microscope, alors que la cytologie est l’étude des cellules. Histologie et cytologie font partie de l’anatomie pathologique, encore appelée anatomo-pathologie. Abrégé : l’histo.

  • Hypermnésique : qui possède une mémoire supérieure à la moyenne.

  • Hypocondrie : l’hypocondrie, ou trouble hypocondriaque, est un syndrome qui amène le patient qui en souffre à se croire gravement malade au moindre symptôme. Molière l’a très bien décrit dans son Malade imaginaire.

  • Médecines alternatives : une des dénominations possibles des médecines non conventionnelles. On parle également de médecines complémentaires, de médecines douces, ou encore de médecines parallèles.

  • Patientèle : ensemble des patients suivis par un médecin. On disait autrefois clientèle, mais cela sonne trop mercantile de nos jours.

  • Polype : formation développée dans la lumière d’un organe creux, à partir de sa muqueuse. Les polypes du côlon et du rectum font le lit du cancer colorectal. Les polypes sont le plus souvent pédiculés (ils possèdent un pied), sinon ils sont sessiles (à large base d’implantation).

  • Polypectomie endoscopique : résection d’un polype lors d’une coloscopie. Quand le polype ne possède pas de pied, mais une base d’implantation large, il s’agit d’une mucosectomie endoscopique.

  • Praticien : équivalent de médecin ; celui qui pratique la médecine.

  • Récidive : réapparition de la même maladie après un « intervalle libre ». A différencier des métastases. Autre terme technique, peu employé : « rédux ».

  • Rectorragie : présence de sang rouge dans les selles, témoignant a priori d’une hémorragie digestive de cause « basse », c’est-à-dire colique ou rectale.

  • Résection : synonyme d’ablation, ou encore d’exérèse.

  • Selles : synonyme de matières fécales. On va « à la selle » pour y expulser « des selles ».

  • Sens clinique : capacité d’un médecin à relier entre eux les symptômes du patient pour aboutir à un diagnostic. On pourrait rapprocher cette qualité de l’intuition.

  • Symptôme/Syndrome : un symptôme, ou signe, peut être objectif, constaté par le patient et confirmé par le médecin (une rectorragie), ou subjectif, ressenti par le patient (une douleur). Un ensemble cohérent de symptômes est un syndrome.

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