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Un si gentil docteur (3)

Dernière mise à jour : 18 janv. 2020

Au bout d'une année, il estima que sa patientèle était suffisamment bien établie et fidèle pour qu’elle comprenne qu’il puisse s’absenter une après-midi par mois.

Comme il l’avait expliqué à plusieurs de ses patients, il craignait que ses connaissances médicales ne pâtissent de son emploi du temps surchargé. Il avait donc décidé d’aller une fois par mois au CHU de Clermont-Ferrand dans le cadre de la formation médicale continue. Ses patients étaient admiratifs devant une telle conscience professionnelle, et personne n’aurait eu l’idée de le déranger dans ses moments studieux.

*

Pour ses concitoyens Matthias paraissait épanoui dans son travail. Il ne se plaignait jamais d’avoir trop de boulot, et montrait toujours une bonne humeur communicative, d’autant qu’il avait l’habitude de chantonner à mi-voix des airs que personne ne semblait connaître. Les gens qui chantonnent passent pour être heureux, et ils le sont probablement au moment précis où ils s’adonnent à cette innocente marotte. De plus, il semblait jouir d’une santé de fer. Mais, en réalité, Matthias souffrait. Il était affligé de différents maux dont il savait pertinemment qu’ils n’étaient que des troubles fonctionnels. Il n’était nullement hypocondriaque, et n’avait jamais imaginé que tous ses symptômes puissent être dûs à quoi que ce soit de grave. Mais il avait fréquemment mal au ventre, et présentait de plus en plus souvent des plaques dans le cuir chevelu qui le démangeait pendant des semaines. Lui seul connaissait l’origine de ses troubles, sa blessure intime. Et jamais il ne s’en serait ouvert à quelqu’un, pas même au psychanalyste qu’il voyait un jeudi après-midi par mois, quand tout le monde le croyait au CHU occupé à entretenir ses connaissances médicales.

Il avait beaucoup hésité avant de prendre cette décision, car il n’était pas sûr d’en tirer profit. De plus, il était persuadé, avant même de commencer, de ne pas arriver réellement à se livrer, et à parler de la vraie cause de son mal-être, si bien caché que personne ne le soupçonnait.

Il avait choisi de se confier à un psychanalyste médecin, pensant qu’il le comprendrait mieux qu’un professionnel non médecin. Ils étaient partis sur le principe d’une thérapie brève, qui ne devrait durer que le temps d’une dizaine de séances. Pas question d’une psychanalyse à vie, façon Woody Allen.

Mais alors, de quoi pouvait bien parler Matthias pendant ses séances mensuelles ? Il avait décidé de raconter sa vie antérieure, et répondait le plus scrupuleusement possible aux questions du psy, qui était là essentiellement pour le relancer quand il semblait à court d’inspiration. C’était une impression bizarre, car Matthias était très pudique, et ne parlait de lui qu’à contrecœur. De plus, il n’avait pas la parole facile, et il butait souvent sur certains mots. L’écrit lui était plus familier, car il permet des corrections, et ce que l’on écrit reflète plus fidèlement que les paroles ce que l’on a vraiment envie de dire. C’est du moins comme cela qu’il avait toujours vu les choses. Mais personne ne l’avait poussé à entreprendre cette thérapie, et il arrivait finalement à se livrer mieux qu’il ne l’aurait cru. Il faut dire qu’il avait eu la main heureuse dans le choix de son psy, qui avait vraiment le chic pour le mettre à l’aise.


*

Sa vie antérieure semblait à peu près sans histoire. Il était natif de Normandie, et avait fait ses études de médecine générale à la Faculté de médecine de Caen. Celles-ci terminées, il s’était installé dans une ville de taille moyenne, une sous-préfecture de bord de mer dans laquelle il se trouvait bien. Il était citadin dans l’âme, mais se sentait un peu perdu dans l’anonymat des grandes villes. Aussi la ville de C. lui sembla-t-elle être, de par sa taille et sa situation, l’endroit idéal pour qu’il s’y épanouisse professionnellement et sa femme et lui dans leur vie de couple. Ils n’avaient pas encore d’enfants, mais cela viendrait en son temps, il en était persuadé. Ce manque d’enfants deviendrait au fil du temps une souffrance, surtout pour elle, car elle culpabilisait à propos de cette infertilité, mais cela n’entamait en rien leur indéfectible amour.

Comme Marie, sa femme, était très sociable, ils s’étaient faits de nombreux amis, qu’ils recevaient régulièrement, et chez qui ils allaient dîner tout aussi régulièrement. Il se forçait un peu, car il ne raffolait pas des mondanités. Mais sa femme savait mettre tellement d’ambiance que l’on ne s’apercevait pas trop de son côté « ours ». Ils étaient des piliers du club de tennis local, et participaient avec plaisir à toutes les activités culturelles organisées dans leur commune, notamment l’été.

Sur le plan professionnel, il avait choisi d’intégrer un cabinet de groupe, car l’exercice solitaire de la médecine lui paraissait obsolète. Ils étaient trois généralistes, et s’entendaient suffisamment bien pour que les inévitables petits conflits soient vite réglés par la négociation. Il ne fallait surtout pas laisser s’installer les non-dits et la rancune qui peut en découler. Et puis cette organisation à trois permettait à chacun de disposer d’un jour de congé par semaine. Quant aux gardes, elles étaient partagées avec tous les médecins de C. et des communes avoisinantes, et leur rythme était donc tout-à-fait tolérable, même si ces journées de garde étaient à chaque fois un marathon épuisant.

Matthias était donc un homme heureux, et un médecin épanoui dans son travail, d’autant que, de l’avis général, il était un bon médecin, reconnu comme tel.

Alors, qu’avait-il bien pu se passer pour qu’un jour il décide de tout quitter, y compris sa femme qui n’avait pas voulu le suivre ? Il en connaissait la raison, bien sûr, mais se demandait s’il arriverait à en parler un jour à son psy. En attendant les séances se succédaient, et le Dr S. se perdait en conjectures. Rien de ce que lui racontait Matthias ne semblait expliquer une telle décision. La lassitude, peut-être ? Ou ce manque d’enfant ? Mais dans ce cas, ce serait plutôt elle qui serait partie…


*

Vint alors la dixième séance, qui devait être la dernière.À l’évidence, cette thérapie brève lui avait fait du bien, et il avait nettement moins de troubles psychosomatiques ces derniers temps. Cela faisait quelques semaines qu’il n’avait plus de démangeaisons. Il était maintenant suffisamment en confiance avec son psy pour parler enfin de ce qui s’était passé à C., un jour de garde. Il en était tout étonné lui-même, et ne l’avait pas vraiment prévu. Mais, en définitive, les mots étaient sortis de sa bouche comme s’il en avait perdu le contrôle. Et puis, contrairement à son habitude, les phrases venaient facilement, et ses idées étaient claires. Fini l’esprit d’escalier qui le caractérisait depuis toujours, et dont il s’en voulait à chaque fois qu’une idée lui venait trop tard. Contrairement à ce qu’il avait pensé, il avait fini par y arriver, par « cracher le morceau », comme on dit un peu vulgairement. Quelqu’un de bienveillant avait su, sans le forcer, lui faire dire la cause de son mal-être existentiel.


Dr C. Thomsen, novembre 2019

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