Épisode 4
Matthias prit congé de son psy en le remerciant chaleureusement de l’avoir aidé à exprimer ce qui le tourmentait depuis si longtemps. Il était soulagé et fier d’y être arrivé. Sa vie allait désormais avoir une saveur moins amère. Tout en conduisant sur le trajet de retour, il pensait à ce qui s’était passé pendant cette dernière séance. Il avait pu partager avec une personne dépourvue de la malveillance à laquelle il avait été confronté dans un passé récent le poids de ce fardeau, trop lourd pour lui tout seul. Il était certes libéré, mais, en même temps, il se sentait progressivement vidé de sa substance. Et il commençait à se dire, au fil des kilomètres, que ce boulet qui l’avait aidé à réussir cette reconversion au-delà de toutes ses espérances lui avait été nécessaire. Il avait eu une revanche à prendre sur la malveillance, et il était certain d’avoir gagné ce combat. Mais c’était au prix de contraintes énormes, qu’il ne se sentait plus tout-à-fait la force d’assumer. Ce poids qu’il portait jusque-là avait été en quelque sorte son moteur, sa motivation. Maintenant qu’il s’en était déchargé, la mécanique risquait de perdre de sa puissance. Il n’avait plus rien à prouver à quiconque.
Comment allait-il trouver les ressources et la motivation pour continuer sur le même rythme, car il n’était pas envisageable d’en changer ? Personne à S. ne le comprendrait ni ne l’accepterait. Il venait de se rendre compte qu’il avait bâti lui-même le piège dans lequel il se sentait inexorablement enfermé. Il fut pris d’une sorte de panique à l’idée de retrouver son quotidien si difficile, sans échappatoire. Son quotidien fait de longues journées de travail, qu’il aimait, certes, mais qui était vraiment pesant, il s’en rendait compte maintenant. Et puis, sa vie était devenue un désert affectif, sans grande perspective de changement.
Soudain, en rase campagne, sa voiture fit une embardée et alla s’encastrer dans un arbre. Les gendarmes constatèrent qu’il n’y avait aucune trace de freinage.
***
Les habitants de S. pleurèrent sincèrement leur si gentil docteur, victime probable, selon eux, d’une somnolence au volant due au surmenage. Mais on évoqua aussi, à mots couverts, un suicide par burnout. Bien sûr, il y eut une enquête des gendarmes pour comprendre ce qui avait pu provoquer cet accident sur une route dégagée et toute droite. On vérifia l’état du véhicule. On fit sur le cadavre de Matthias des prélèvements sanguins à la recherche d’une éventuelle prise médicamenteuse, d’autant qu’on avait trouvé dans sa sacoche une boite pratiquement vide de tranquillisants. Mais personne n’imagina sérieusement qu’il aurait pris le risque de percuter, sous l’emprise de médicaments, une voiture arrivant en sens inverse. Il était trop respectueux de la vie des autres pour se comporter d’une manière aussi égoïste et irresponsable. Les gendarmes conclurent donc que le Dr Matthias Thérond avait, selon toute vraisemblance, jeté délibérément sa voiture contre un arbre.
Restait à comprendre ce qui avait bien pu le pousser à ce geste que personne, dans son entourage, n’aurait imaginé. Ses confrères conseillers ordinaux étaient tenus par le secret professionnel sur sa vie professionnelle antérieure. On avait fini par apprendre qu’il revenait de chez un psy, mais lui aussi était tenu au même secret professionnel. Si donc ce dernier avait pu parler, voilà ce qu’il aurait pu dire aux enquêteurs, les révélations que Matthias lui avait faites lors de sa dernière séance, quelques heures avant sa mort.
Épisode 5
Ce jour-là, le Dr Matthias Thérond était de garde. Sa journée avait été rude, et les urgences s’étaient accumulées à partir de dix-huit heures. A vingt-deux heures, il avait réglé le problème du dernier patient, et venait de rentrer chez lui. Sa femme lui avait préparé un repas froid, ne sachant pas à quelle heure il rentrerait. Il venait à peine de s’assoir que déjà son téléphone le rappelait à l’ordre. Il devait aller voir un patient qui se plaignait d’une douleur thoracique. Les propos du médecin régulateur n’étaient pas trop alarmistes, et il estima qu’il pouvait s’accorder un quart d’heure de répit, et prendre son repas avant d’aller voir ce patient qu’il ne connaissait pas. Il fut sur place une vingtaine de minutes plus tard, malheureusement trop tard car le patient venait de décéder.
Il y eut une enquête, avec une autopsie qui montra que le décès était dû à une embolie pulmonaire massive. L’enquête conclut que, même s’il était arrivé tout de suite, cela n’aurait rien changé. Le médecin régulateur fut sermonné pour avoir mal apprécié la gravité de la situation, mais aucune sanction civile, pénale ou ordinale ne fut infligée à Matthias. En revanche, la sanction fut médiatique, et elle fut dévastatrice pour lui. Il y avait à C. un réseau social local sur lequel les gens se déchaînèrent. Les propos tenus étaient tellement orduriers et diffamatoires qu’il fallut que Matthias dépose une plainte en référé pour que cesse ce lynchage. Mais c’était trop tard.
Matthias eut beau se défendre, notamment auprès de ses deux associés, le mal était fait, et il était irrémédiable. La veuve du patient demanda à rencontrer le Dr Thérond pour avoir des explications. En fait, elle voulait seulement lui dire tout le mal qu’elle pensait de lui, et laisser éclater sa colère bien légitime. Elle quitta son cabinet en lui disant qu’elle le considérait comme l’assassin du père de ses deux enfants.
La bonne réputation de Matthias avait volé en éclats, et n’était plus qu’un souvenir, situation qui risquait de mettre en péril le cabinet. Et bien que ses deux associés aient fait preuve de compréhension et de bienveillance à son égard, il n’avait pas d’autre choix que de changer de région, et de repartir à zéro dans un endroit où ses ennuis ne seraient connus que du Conseil de l’Ordre, puisque son dossier serait transmis au Conseil départemental dont dépendait l’endroit où il s’installerait.
Il choisit de changer du tout au tout son mode d’exercice. Il s’installerait au sud de la Loire, en pleine campagne, et surtout, jamais, au grand jamais, il ne tarderait à répondre à un appel urgent. Il se mettrait au service complet de ses nouveaux patients.
Sa femme comprit bien ses raisons, mais n’envisagea pas de le suivre dans sa nouvelle vie. Ce changement radical de mode de vie ne lui semblait tout bonnement pas possible. Ce qu’il lui demandait était trop difficile. Ils décidèrent donc, la mort dans l’âme, et après bien des explications douloureuses et pénibles, de se séparer. Mais il n’arrivait pas à l’oublier, et n’avait pas le projet, du moins pour l’instant, de la remplacer. Il l’appelait régulièrement, pour prendre de ses nouvelles, et, surtout, pour entendre le son de sa voix, qu’il aimait tant. De son côté, elle avait refait sa vie, et se disait heureuse. Cela suffisait à son bonheur que de la savoir heureuse sans lui, même s’il trouvait qu’elle l’avait un peu vite remplacé.
***
Voilà ce que les habitants de S. auraient pu apprendre, mais, bien entendu, ils ne furent jamais au courant de cet épisode tragique de la vie de leur médecin de campagne, qui leur avait été en quelque sorte offert comme un cadeau par la Providence. Au moins rien ne viendrait ternir la belle image qu’ils s’étaient forgée de lui pendant ces deux trop brèves années. Matthias s’était tué à la tâche, et il n’y avait rien à dire de plus.
Et le maire passa des annonces pour trouver d’urgence un successeur à ce si gentil docteur, qui, selon toute vraisemblance, ne lui arriverait pas à la cheville.
Dr C. Thomsen, janvier 2020
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