Épisode 1
Treize heures. Le Dr Richard Tiercelin vient de terminer son programme opératoire. Un repas rapidement pris sur place, au self de la clinique, et il va pouvoir embrayer sur sa consultation de l’après-midi, sans aucun retard. Il faut dire qu’il déteste être en retard. Déjà qu’en terminant à l’heure, il n’aura pas fini sa journée avant vingt heures, au mieux ; alors, avec du retard, cela devient vite la galère.
Le Dr Tiercelin vient d’avoir quarante ans. Il est gynécologue dans une grosse clinique privée qui jouit d’une excellente réputation, ce qui fait qu’elle ne désemplit pas. Jusqu’à une date récente, il faisait aussi de l’obstétrique, mais plus par obligation que par vocation. Sa vraie passion, c’est la chirurgie gynécologique. Aussi quand la maternité a dû fermer, faute de pédiatre, et qu’elle a été transférée à l’hôpital voisin, il n’en a pas été mécontent. Finies ces gardes harassantes, où l’on peut être dérangé à tout moment pour un accouchement. Il a une conception assez personnelle de l’obstétrique ; selon lui, c’est 95% de routine et 5% d’emmerdes, parfois dramatiques. Il ne se voyait vraiment pas faire des accouchements et des césariennes nocturnes jusqu’à la retraite. Il admire sincèrement ceux qui le font.
La chirurgie ne le stresse pas, contrairement à l’obstétrique. Il a donc recentré son activité sur la chirurgie gynécologique, laissant à ses confrères libéraux la gynécologie médicale, et aux hospitaliers les accouchements. Il ne le regrette vraiment pas, car il croule sous le travail. C’est bien connu, avoir beaucoup de travail est très valorisant pour l’égo des médecins, et aussi, il faut bien le dire, pour leur portefeuille. C’est très probablement le cas pour la plupart des professions libérales…
Il fait le point sur sa matinée opératoire, qui s’est passée comme dans un rêve. Tout était fluide, tout le monde était performant et de bonne humeur, lui le premier. Pourquoi diable n’est-ce pas toujours le cas, se demande-t-il ? Probablement parce que nous ne sommes pas des robots, et que chacun vient au boulot avec son vécu. Et même s’il est fortement conseillé de laisser ses problèmes personnels à l’entrée du bloc opératoire, il y a de jours où c’est plus difficile que d’autres. Et d’ailleurs, il sait bien que, lui aussi, il lui arrive d’être de mauvaise humeur, et que, ces jours-là, il en fait baver à ceux qui bossent avec lui. Mais assez de psychologie de comptoir, aujourd’hui c’était vraiment bien, et ça suffit à son bonheur du moment.
La dernière de ses opérées de la matinée, Mme R., est une femme de soixante-dix ans, plutôt bien conservée pour son âge ; elle est très brune, mais sans un cheveu blanc, ce qui lui laisse penser qu’elle est en fait au minimum grisonnante, et qu’elle doit se teindre régulièrement les cheveux. Elle est toujours habillée et maquillée avec soin. On voit qu’elle est soucieuse de son apparence, et, que, selon toute vraisemblance, elle n’est pas mécontente du résultat. Elle est veuve depuis dix ans. Il ignore si elle a exercé une profession quand elle était plus jeune. Elle semble en tout cas ne pas être dans le besoin, loin de là. Il est vrai que c’est rarement le cas dans sa patientèle plutôt huppée, qui accepte sans broncher ses honoraires assez élevés. En définitive, il ne sait pas grand-chose d’elle, comme d’ailleurs de la majorité des femmes qu’il opère.
Sur le plan médical, elle était gênée par un prolapsus génital, en clair une « descente d’organes », comme disent les patientes, et comme il a appris à le dire pour se faire comprendre ; prolapsus, la plupart de ses patientes n’ont jamais entendu parler de cela. Il lui avait proposé une « cure de prolapsus par voie basse », c’est-à-dire le traitement chirurgical de son problème par les voies naturelles.
Pour les besoins de sa technique opératoire, il avait été contraint de lui demander si elle avait encore des rapports sexuels. Elle lui avait répondu très naturellement que sa descente d’organes ne lui permettait pas d’envisager la chose pour le moment, mais qu’elle n’y avait pas renoncé ; elle attendait pour cela d’avoir retrouvé une anatomie normale. Le Dr Tiercelin avait appris, fort d’une expérience suffisante malgré son relatif jeune âge, que certaines personnes âgées ont une vie sexuelle qui ferait pâlir d’envie bien des quinquagénaires !
L’intervention de Mme R. s’était fort bien déroulée, exactement comme il l’avait prévu. Le soir, à la contre-visite, il lui avait expliqué qu’il avait réalisé le programme annoncé lors de la consultation, que tout s’était bien passé, et qu’elle pourrait sortir le lendemain.
La journée de travail du Dr Tiercelin commence toujours par la visite de ses opérées, qu’il effectue ponctuellement à huit heures. La ponctualité est une de ses qualités, et il est très (trop ?) à cheval sur ce point. Arrivé à la chambre de Mme R., il s’assure que tout va bien, qu’elle ne saigne pas, qu’elle a uriné correctement, bref, qu’elle est en état de sortir en début d’après-midi. Sa secrétaire a préparé les ordonnances, qu’il n’a plus qu’à signer, et a fixé le rendez-vous de consultation pour le mois prochain. Il attache beaucoup d’importance à cette consultation de contrôle, qui lui permet d’évaluer le résultat de son travail, et à la patiente de pouvoir poser des questions qui seraient restées en suspens. Il le sait, il lui faut souvent expliquer de nouveau l’intervention qu’il a réalisée, malgré les informations détaillées qu’il a déjà données lors de consultation. Il a en effet l’impression de passer pas mal de temps à informer du mieux possible ses patientes, et pourtant il lui faut souvent remettre ses explications sur le métier. Serait-il mauvais pédagogue ? Il ne le pense pas.
Et, comme il le fait toujours, il n’oublie pas de prévenir son opérée qu’il est disponible pour la revoir en urgence au cas où il y aurait le moindre problème en rapport avec son intervention. Il suffit pour cela de passer un petit coup de téléphone à sa secrétaire. La routine, en somme.
Épisode 2
Huit jours plus tard, en arrivant à son cabinet de consultation, il découvre Mme R. assise en salle d’attente. Il est surpris et vaguement inquiet, d’autant que la secrétaire, auprès de qui elle n’a pas pris rendez-vous, lui signale qu’elle a beaucoup insisté pour le voir dans les meilleurs délais. Craignant quelque problème postopératoire, il la fait rentrer la première dans son cabinet, et lui demande ce qui l’amène à le revoir en consultation si rapidement après l’intervention.
-Rien de grave, Docteur, bien au contraire. Je suis très contente de vos services, et je voulais vous remettre un petit cadeau.
-C’est très gentil à vous, mais vous auriez dû le remettre à la secrétaire, qui me l’aurait donné. J’ai cru que vous aviez un problème grave, et du coup, je vous ai fait passer en priorité. On se revoit comme prévu dans trois semaines. Au revoir Madame.
-Au revoir Docteur, et acceptez mes excuses pour avoir quelque peu forcé le passage, sans aucun sous-entendu grivois…
-Excuses acceptées. Ce n’est pas grave, mais ne recommencez pas ; je serai moins indulgent s’il devait y avoir une autre fois.
Tout cela a pas mal agacé le Dr Tiercelin. Il a accepté le cadeau sans l’ouvrir, un peu surpris car il n’a pas vraiment l’habitude d’en recevoir de la part de ses patientes. Il l’ouvrira en rentrant chez lui.
Il est maintenant vingt heures trente, et il de retour chez lui. Sa femme, Marie, l’accueille chaleureusement, comme toujours. Le dîner sera bientôt prêt.
-Tiens, une de mes patientes que j’ai opérée la semaine dernière est venue m’apporter un cadeau. Je l’ai un peu engueulée, parce qu’elle s’est imposée en salle d’attente, mais c’est gentil quand même. Je l’ouvre devant toi.
-Dis-donc, elle ne s’est pas foutue de toi ; il est magnifique, ce portefeuille. Tu la remercieras bien quand tu la reverras. Mais attention qu’elle ne tombe pas amoureuse de toi !
-Tu charries, elle a soixante-dix ans ; je sais bien que tu dis toujours que je plais aux vieilles dames, mais elle a trente ans de plus que moi ; tu n’as rien à craindre, d’autant que tu sais pertinemment qu’il n’y a que toi dans ma vie. Je t’aime, et j’ai faim.
-Et bien, à table. Et je t’aime aussi.
Trois semaines ont passé, et c’est le moment de revoir Mme R. en consultation de contrôle.
-Bonjour Madame. Comment-allez-vous depuis cette intervention ?
-Parfaitement bien. Je revis. Je n’ai qu’un regret, c’est de ne pas l’avoir fait plus tôt.
Il entend souvent cette phrase. Beaucoup de ses patientes ont beau être convaincues qu’il faudrait qu’elles se fassent opérer, elles remettent à plus tard en raison de la peur de se faire opérer, et surtout de se faire endormir. Il se souvient même d’une patiente qui avait pris rendez-vous pour une hystérectomie (une ablation de l’utérus), et qui avait annulé trois fois au dernier moment. Mais, dans son cas, ce n’était pas la peur de l’opération, mais l’impossibilité de s’imaginer sans utérus. Elle craignait de perdre une partie de sa féminité si elle sacrifiait son utérus. Et elle avait beau savoir que son attitude était totalement irrationnelle, elle n’avait jamais pu surmonter cet obstacle psychologique.
La consultation se poursuit par l’examen de la patiente, installée en position gynécologique. Le chirurgien est satisfait du résultat anatomique, et la patiente du résultat fonctionnel. Bref, tout le monde est content.
-Au fait, je ne vous ai pas remercié pour votre cadeau. Il est magnifique, ce portefeuille. Vous n’auriez pas dû.
-Je suis contente qu’il vous ait plu. Si vous me le permettez, j’ai une question qui me brûle les lèvres ; il faut absolument que je vous la pose.
Il sourit, car il pense à une réplique de Valérie Lemercier lors d’une interview, parlant de chirurgie esthétique des lèvres, et précisant, imperturbable : « mes lèvres, celles du haut, bien sûr ». Il avait trouvé cette répartie vraiment très drôle.
-Allez-y, posez votre question. Je verrai si je peux y répondre.
-Alors, je me lance. J’aimerais savoir dans quelle position vous étiez par rapport à moi pendant mon opération.
-Elle est bizarre, votre question. C’est la première fois qu’on me la pose. La réponse est toute simple : j’étais un peu comme aujourd’hui, installé entre vos cuisses, qui étaient plus fléchies que maintenant. J’étais assis sur un tabouret à roulette, pour être à la bonne hauteur.
-Merci. C’est tout ce que je voulais savoir.
-Et bien, puisque vous n’avez pas d’autre question, on se quitte là-dessus. Nous n’aurons pas l’occasion de nous revoir, sauf en cas de problème ultérieur lié à votre opération. Votre bon résultat devrait durer longtemps, mais on ne sait jamais. Au revoir, Madame.
-Au revoir, Docteur, et encore merci pour tout. Mais, avant de se séparer, j’ai encore un petit cadeau pour vous.
-Je suis désolé, mais je ne peux vraiment pas accepter. Vous le donnerez à quelqu’un d’autre. Au revoir, Madame.
Elle quitte effectivement son cabinet, assez désappointée par ce refus.
Fin de l’histoire. Du moins en apparence…
Épisode 3
Quinze jours plus tard, le Dr Tiercelin retrouve Mme R. assise en salle d’attente. Mais, cette fois-ci, elle a compris la leçon, et a pris rendez-vous. Mais elle a dû insister pour obtenir un rendez-vous rapide. D’habitude, il faut patienter au minimum six semaines pour qu’un créneau soit disponible.
Il la reçoit à son tour, sans la faire passer en priorité comme la dernière fois. Il est vaguement inquiet ; si elle revient, c’est que quelque chose ne va pas ; mais quoi ? Il faut qu’il le lui demande.
-Bonjour Madame. Qu’est-ce qui ne va pas ?
-Mais rien, tout va bien.
- !!!
-J’ai souhaité vous revoir parce que j’ai en permanence envie de vous voir. Vous m’obsédez littéralement.
-Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? Vous vous fichez de moi ?
-Pas du tout. Depuis que vous m’avez dit que vous étiez entre mes cuisses pendant l’opération, je fais des rêves érotiques dont vous êtes le personnage principal. Depuis le décès de mon mari, je n’ai plus fait l’amour, et je crève d’envie de le faire avec vous depuis que vous m’avez rétabli une anatomie qui me permet d’envisager la chose. Ne me dîtes pas que vous n’y avez pas pensé. Je sais que je suis encore désirable, et je suis certaine de vous faire de l’effet.
-Mais vous êtes folle ! J’ai trente ans de moins que vous, et je suis marié avec une femme sublime qui me comble sur tous les plans, y compris sexuel. Je trouve cette conversation parfaitement ridicule.
-Vous mentez. Je me suis renseignée, et je sais que vous n’êtes pas marié.
-C’est la meilleure de l’année. J’ai toujours la photo de ma femme dans mon portefeuille ; tenez, je vous la montre.
-J’ai déjà vu cette femme ; vous n’êtes pas marié avec elle ; je le sais. C’est probablement votre maîtresse.
-Cette conversation n’a que trop duré. Je vous demande de bien vouloir quitter mon cabinet sans faire d’esclandre, et de ne plus m’importuner avec cette histoire délirante.
***
Rentré chez lui, Richard Tiercelin, assez intrigué et passablement agacé par cette mésaventure, décide de la raconter à sa femme pendant le dîner, histoire de crever l’abcès pour passer à autre chose. Mais il attendra que les enfants soient sortis de table : ce qu’il a à dire à Marie pourrait les choquer.
-Tu sais, chérie, il m’est arrivé une chose étrange à la consultation d’aujourd’hui.
-Je suppose que ce doit être vraiment très inhabituel, car tu me parles rarement de ton travail ; et pourtant, j’aimerais bien que tu le fasses de temps en temps, tu le sais bien.
-Oui, je sais, chérie. Mais je t’ai déjà dit que, pour moi, il doit y avoir une cloison étanche entre la vie professionnelle et la vie privée. Quand je rentre du boulot, je n’ai qu’une idée en tête, laisser le travail là où il est, et être disponible pour toi et les enfants. Mais tu m’as coupé dans mon élan ; je reprends mon histoire.
Tu te souviens de cette patiente qui m’avait offert ce beau portefeuille ? Eh bien, elle a pris rendez-vous avec moi pour me faire une déclaration d’amour ! Je suis dans ses rêves érotiques, et elle m’a dit très explicitement qu’elle voulait faire l’amour avec moi ! Tu te rends compte ? Et le pire, c’est qu’elle s’imagine que ce fantasme est partagé ! Je lui ai dit que j’étais marié et bien marié, tout-à-fait épanoui dans ma vie privée, y compris sexuelle. Je lui ai même montré ta photo, parce qu’elle ne me croyait pas. Eh bien, tu ne vas pas en revenir, elle m’a dit que je n’étais pas marié, et que ta photo était celle de ma maîtresse !
-Je te connais, tu as dû avoir des propos équivoques pour qu’elle se soit mis des idées pareilles en tête. Pour la photo, je sais laquelle tu lui as montrée, celle qui ne quitte pas ton portefeuille. Là-dessus, je n’ai aucun doute. Mais, pour le reste…
-Elle m’avait demandé dans quelle position j’étais pendant que je l’opérais ; je lui ai répondu que j’étais entre ses cuisses ; que pouvais-je lui dire d’autre ? Je n’aurais jamais pensé qu’il y avait une telle charge érotique dans ma réponse.
-Tu dis à une femme que tu étais entre ses cuisses, et tu t’étonnes qu’elle fantasme. C’est de ta faute ; tu aurais dû être plus prudent dans tes propos.
-Mais enfin, chérie ; je ne lui ai dit que la vérité. Je lui ai surtout dit qu’elle se fourrait le doigt dans l’œil si elle s’imaginait qu’il allait se passer quelque chose entre nous. Et je lui ai demandé de me foutre la paix.
-Eh bien, nous verrons…
S’ensuit une longue bouderie, dont les enfants ne comprennent pas vraiment la raison. Il arrive à leurs parents de se faire la gueule, mais là, ils se demandent ce qui peut bien se passer entre eux. Ils sont vaguement inquiets, mais ils savent que ça ne dure jamais très longtemps. Alors, patience…
Épisode 4
Quinze jours se passent, et Mme R. ne s’est pas montrée à la consultation du Dr Tiercelin. Elle a probablement compris la leçon. Dans son courrier du jour, Richard remarque une lettre que sa secrétaire n’a pas ouverte, car elle porte la mention « personnel » écrite en grand, à la main. Intrigué, il l’ouvre, et manque de la laisser tomber tellement il est surpris par son contenu.
« Cher Docteur,
Vous n’avez vraiment pas été gentil la dernière fois que je vous ai vu. Vous m’avez déçue, et je pense que vous le savez.
Je suis persuadée que vous partagez mes sentiments, mais que cette femme blonde dont vous m’avez montré la photo fait obstacle à notre amour, parce que vous n’osez pas lui dire la vérité. Vous m’avez dit que c’était votre épouse, mais je n’en crois rien. Qu’elle soit votre femme ou votre maîtresse, d’ailleurs peu importe ; elle ne veut pas entendre parler de notre histoire, et vous avez peur de sa réaction. Eh bien, elle va voir ce dont je suis capable, car moi, je n’ai pas peur d’elle. Je sais où vous habitez, et j’ai décidé de déménager pour venir vivre près de chez vous. On pourra se voir facilement, en cachette d’abord, puis au grand jour quand elle aura compris.
Amoureusement,
Geneviève R. »
Quelle catastrophe, se dit Richard. Dans quel merdier je suis ! Ça prend des proportions que je n’aurais jamais imaginées. Il ne faut surtout pas que j’en parle à Marie, car elle va péter un plomb, telle que je la connais. Mais il faut que je demande conseil à quelqu’un sur la parade à adopter. Je ne peux pas me laisser harceler par cette furie qui va détruire ma famille si je ne réagis pas. Mais à qui en parler ?
Complètement paniqué, Richard retourne sans fin le problème dans sa tête, jusqu’à ce qu’une idée surgisse. Il a un copain psychiatre, Christophe, qui a probablement entendu parler de ce genre de comportement. Ils ne se sont pas parlé depuis longtemps, mais il va l’appeler tout de suite.
-Salut Christophe, c’est Richard. Je peux te parler ? Je ne te dérange pas ?
-Non, c’est bon, je t’écoute. Et puis ça fait longtemps que je n’ai pas eu l’occasion de t’entendre. Va-s-y, accouche, obstétricien de mes deux…
Richard raconte alors par le menu sa mésaventure avec sa patiente harceleuse.
-Tu as bien fait de m’appeler, car je sais exactement de quoi souffre ta patiente, dont le comportement relève de la psychiatrie pure et dure. C’est tout simplement une érotomane.
-Une érotomane ! Je n’ai jamais entendu parler de ça. Qu’est-ce que c’est que ce truc de psychiatre ?
-Justement un trouble psychiatrique délirant sévère, qui consiste, pour celui ou celle qui en est atteint, dans la certitude que l’amour ressenti est partagé par la personne qui en est l’objet, laquelle serait empêchée par la société de vivre cet amour. Tu me suis ? Dans les cas les plus graves, il peut y avoir passage à l’acte, et meurtre sur la personne qui lui met des bâtons dans les roues et l’empêche de vivre son histoire d’amour. C’est ta femme qui est menacée, mon vieux. C’est grave.
-Tu me fais marcher ! J’ai du mal à croire que cela puisse aller aussi loin.
-Pour te convaincre, puisque tu ne crois pas ton vieux copain psy, je vais te donner une liste de films que tu pourrais regarder pour te faire une idée. Deux films français et deux films américains. En français, L’histoire d’Adèle H. de François Truffaut, qui est un grand classique, et À la folie… pas du tout, de Laetitia Colombani, nettement moins connu, mais beaucoup plus instructif. Pour le cinéma américain, le premier film de Clint Eastwood en tant que réalisateur, Un frisson dans la nuitet Liaison fatale, d’Adrian Lyne, très connu, avec Michaël Douglas. Tu les regardes, et tu me rappelles. Tu verras qu’il ne faut pas plaisanter avec l’érotomanie. Tu constateras que, dans ces quatre films, l’érotomane est une femme, comme dans ton cas. Mais ce trouble peut aussi affecter un homme, quoi que ce soit plus rare. Et, au cinéma, ce serait probablement moins crédible, ou moins intéressant. En attendant, je te donne un conseil que tu as intérêt à suivre. Tu réponds à ta patiente par un courrier recommandé dans lequel tu accuses réception de sa lettre, et où tu la menaces très clairement de porter plainte si elle n’arrête pas de te harceler. C’est la seule solution. Être ferme, pour qu’elle comprenne.
-Merci, mon vieux. Je vais suivre ton conseil pour la lettre, et télécharger les films en question. Je te rappellerai ensuite.
-OK. On fait comme ça. Salut mon vieux.
-Salut, et merci beaucoup.
Épisode 5
Sitôt dit, sitôt fait. Richard commence par l’Histoire d’Adèle H., film qu’il n’avait jamais vu bien qu’il soit un grand fan de Truffaut. Ce film de 1975 raconte l’histoire de la deuxième fille de Victor Hugo, Adèle, reconstituée et romancée d’après son Journal intime, publié seulement quelques années avant que le film ne voie le jour. Adèle Hugo est interprétée par une Isabelle Adjani rayonnante du haut de ses dix-neuf ans. Adèle se sent délaissée par son père, accablé par la mort de sa fille aînée Léopoldine, par noyade accidentelle seulement âgée de dix-neuf ans, et accompagné volontairement dans la mort par son mari. Elle tombe éperdument amoureuse d’un officier anglais, le lieutenant Pinson, qui ne répond pas à son amour malgré le harcèlement qu’il subit de la part de la pauvre Adèle, ce qu’elle refuse de comprendre. Adèle n’a malheureusement pas connu, contrairement à sa sœur Léopoldine, le bonheur d’un amour partagé.
Richard se remémore le magnifique poème écrit par Hugo à la mémoire de sa chère Léopoldine, qu’il avait appris dans sa jeunesse. Il commence par « Demain, dès l’aube, à l’heure où blanchit la campagne, / Je partirai. », et se termine par « Et, quand j’arriverai, je mettrai sur ta tombe / Un bouquet de houx vert et de bruyère en fleur. » Difficile de faire mieux dans le genre sentimentalo-funéraire. La beauté de ce poème justifie la réponse que fit un jour André Gide, à qui l’on demandait qui était le plus grand poète français : « Victor Hugo, hélas ! ».
En regardant ce très beau film, Richard se fait deux réflexions : la première, c’est qu’Adèle, fragile mentalement, s’est montée le bourrichon toute seule, et que le malheureux officier anglais ne peut en aucun cas être accusé d’avoir favorisé le délire d’Adèle. C’est exactement le cas, selon lui, de sa patiente, Mme R. La seconde réflexion, c’est que la seule victime de cette bien triste affaire, c’est Adèle, la seule des cinq enfants du poète national à lui avoir survécu, mais dans la déchéance et la folie. Les deux sœurs sont enterrées dans le même cimetière normand, à Villequier.
***
Le second film français traitant de l’érotomanie que lui a conseillé son ami Christophe est À la folie… pas du tout, de Laetitia Colombani, date de 2002. Le scénario est diaboliquement bien ficelé, et montre parfaitement toute la complexité de la personnalité de l’héroïne, Angélique, interprétée par Audrey Tautou, qu’on a du mal à imaginer aussi démoniaque. Un des intérêts du film, c’est qu’il raconte l’histoire selon deux points de vue : celui d’Angélique, l’érotomane, et celui de l’objet de son amour, Loïc, cardiologue réputé, marié à Rachel, qui attend un enfant de lui. Loïc, c’est Samuel Le Bihan, et Rachel la délicieuse Isabelle Carré. Angélique aime à la folie (pour une fois, c’est bien le cas de le dire !) son voisin Loïc, et ne comprend pas qu’il ne réponde pas à ses cadeaux, envoyés anonymement parce qu’elle est persuadée qu’il sait de qui ils viennent. Quant à Loïc, il se perd en conjectures pour savoir qui lui envoie ces cadeaux, que sa femme prend très mal quand elle découvre une peinture portant, au verso, ces simples mots : « Bon anniversaire, mon amour ». Elle le quitte, mais reviendra vers lui quand son mari sera accusé à tort d’avoir tué une de ses patientes, que Loïc croyait être sa mystérieuse harceleuse. Désespérée, Angélique tente de se suicider au gaz, mais sera sauvée par Loïc, qui pratique massage cardiaque et bouche à bouche, geste qu’Angélique interprète comme un baiser d’amour. Quand Loïc découvre qu’Angélique est la mystérieuse personne qui lui envoie tous ces cadeaux qui ont causé tant de malheurs, il lui explique qu’il n’a jamais été amoureux d’elle, et qu’il ne le sera jamais. Elle le frappe alors avec un objet lourd. Loïc chute lourdement, et va rester plusieurs jours dans le coma. Un véritable mélodrame ! Quant à Angélique, elle sera internée en hôpital psychiatrique. Après des mois de traitement, elle annonce à son psychiatre qu’elle va mieux, et qu’elle a compris que son amour pour Loïc n’était pas partagé. Le psychiatre autorise sa sortie en lui recommandant de bien continuer à prendre ses médicaments. Au moment où on la voit quitter l’hôpital, on découvre, derrière l’armoire de sa chambre, une grande mosaïque représentant Loïc. Elle l’a faite avec toutes les gélules et tous les comprimés qu’elle n’a jamais pris ! Le spectateur peut imaginer avec effroi ce qui va probablement se passer…
Là encore, Richard se dit que Loïc n’a vraiment rien à se reprocher dans l’érotomanie développée jusqu’à la folie par Angélique, comme dans le cas d’Adèle Hugo. En revanche, l’histoire a fait plusieurs victimes, et en fera peut-être d’autres, puisque la fin est ouverte. Richard commence à avoir peur des conséquences possibles de l’érotomanie de sa patiente, qu’il avait tendance jusque-là à prendre à la légère. Il se souvient même qu’au début, il trouvait son histoire plutôt cocasse. Rétrospectivement, elle lui fait froid dans le dos.
Épisode 6
Richard passe maintenant au premier des deux films américains que lui a conseillés Christophe. C’est Un frisson dans la nuit (titre original Play Misty for me), première réalisation de Clint Eastwood, dans laquelle il tient également le premier rôle. L’histoire est beaucoup plus prosaïque que la précédente. Dave, le personnage interprété par le grand Clint, anime une émission de radio nocturne, pendant laquelle il dialogue avec ses auditeurs. Evelyn, une mystérieuse inconnue, lui réclame toujours la même chanson, Misty, d’Errol Garner. Ils finissent par sympathiser, puis par passer une nuit ensemble. Cette unique nuit n’est qu’une passade dans l’esprit de Dave, qui cherche à reconquérir sa compagne, mais pas pour Evelyn, qui la prend pour le début d’une grande histoire d’amour. On imagine la suite, à savoir qu’Evelyn va se montrer possessive jusqu’à la violence.
Le second film, Liaison fatale (titre original Fatal attraction), d’Adrian Lyne, est le remake du film précédent, mais plus connu, notamment en raison des deux stars qui l’interprètent, Michaël Douglas et Glenn Close. Là encore l’aventure d’un soir va se transformer en véritable cauchemar pour le pauvre Michaël Douglas et sa famille, du fait de la folie meurtrière de Glenn Close. Le réalisateur n’hésite pas dans le genre Grand Guignol !
Malgré les indéniables qualités de ces deux films, ils reflètent moins bien que À la folie… pas du tout ce qu’est vraiment l’érotomanie, à savoir un délire construit de toutes pièces par l’érotomane. Les moralisateurs penseront que les personnages joués par Clint Eastwood puis Michaël Douglas n’ont eu que ce qu’ils méritaient, pour avoir été à l’origine du malentendu dramatique qui a pourri leur petite vie tranquille à cause d’un banal adultère d’un soir. Mais ils passeront à côté de la réalité de l’érotomanie.
***
Il ne reste que deux choses à faire à Richard Tiercelin. La première, rappeler son copain Christophe, pour le remercier de l’avoir éclairé sur l’érotomanie. La seconde, écrire à sa patiente cette fichue lettre de menace.
Il en pèse tous les termes au trébuchet, et l’envoie en recommandé une fois que sa rédaction lui semble la meilleure qu’il soit capable de produire. Ça n’aura pas été sans mal.
Jusqu’à présent, il est sans nouvelles de Mme R. Sa femme Marie non plus. A-t-elle sombré dans la folie, comme ces quatre héroïnes ? Ils n’en savent rien, mais peuvent maintenant sourire de cette mésaventure. Ce ne fut pas toujours le cas…
Je signale en passant que l’érotomanie est parfois confondue avec la nymphomanie, erreur que j’ai trouvée sous la plume d’une très grande biographe, dont je tairai le nom car j’admire beaucoup son travail.
Dr C. Thomsen, février 2020
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