Épisode 3
Quinze jours plus tard, le Dr Tiercelin retrouve Mme R. assise en salle d’attente. Mais, cette fois-ci, elle a compris la leçon, et a pris rendez-vous. Mais elle a dû insister pour obtenir un rendez-vous rapide. D’habitude, il faut patienter au minimum six semaines pour qu’un créneau soit disponible.
Il la reçoit à son tour, sans la faire passer en priorité comme la dernière fois. Il est vaguement inquiet ; si elle revient, c’est que quelque chose ne va pas ; mais quoi ? Il faut qu’il le lui demande.
-Bonjour Madame. Qu’est-ce qui ne va pas ?
-Mais rien, tout va bien.
- !!!
-J’ai souhaité vous revoir parce que j’ai en permanence envie de vous voir. Vous m’obsédez littéralement.
-Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? Vous vous fichez de moi ?
-Pas du tout. Depuis que vous m’avez dit que vous étiez entre mes cuisses pendant l’opération, je fais des rêves érotiques dont vous êtes le personnage principal. Depuis le décès de mon mari, je n’ai plus fait l’amour, et je crève d’envie de le faire avec vous depuis que vous m’avez rétabli une anatomie qui me permet d’envisager la chose. Ne me dîtes pas que vous n’y avez pas pensé. Je sais que je suis encore désirable, et je suis certaine de vous faire de l’effet.
-Mais vous êtes folle ! J’ai trente ans de moins que vous, et je suis marié avec une femme sublime qui me comble sur tous les plans, y compris sexuel. Je trouve cette conversation parfaitement ridicule.
-Vous mentez. Je me suis renseignée, et je sais que vous n’êtes pas marié.
-C’est la meilleure de l’année. J’ai toujours la photo de ma femme dans mon portefeuille ; tenez, je vous la montre.
-J’ai déjà vu cette femme ; vous n’êtes pas marié avec elle ; je le sais. C’est probablement votre maîtresse.
-Cette conversation n’a que trop duré. Je vous demande de bien vouloir quitter mon cabinet sans faire d’esclandre, et de ne plus m’importuner avec cette histoire délirante.
***
Rentré chez lui, Richard Tiercelin, assez intrigué et passablement agacé par cette mésaventure, décide de la raconter à sa femme pendant le dîner, histoire de crever l’abcès pour passer à autre chose. Mais il attendra que les enfants soient sortis de table : ce qu’il a à dire à Marie pourrait les choquer.
-Tu sais, chérie, il m’est arrivé une chose étrange à la consultation d’aujourd’hui.
-Je suppose que ce doit être vraiment très inhabituel, car tu me parles rarement de ton travail ; et pourtant, j’aimerais bien que tu le fasses de temps en temps, tu le sais bien.
-Oui, je sais, chérie. Mais je t’ai déjà dit que, pour moi, il doit y avoir une cloison étanche entre la vie professionnelle et la vie privée. Quand je rentre du boulot, je n’ai qu’une idée en tête, laisser le travail là où il est, et être disponible pour toi et les enfants. Mais tu m’as coupé dans mon élan ; je reprends mon histoire.
Tu te souviens de cette patiente qui m’avait offert ce beau portefeuille ? Eh bien, elle a pris rendez-vous avec moi pour me faire une déclaration d’amour ! Je suis dans ses rêves érotiques, et elle m’a dit très explicitement qu’elle voulait faire l’amour avec moi ! Tu te rends compte ? Et le pire, c’est qu’elle s’imagine que ce fantasme est partagé ! Je lui ai dit que j’étais marié et bien marié, tout-à-fait épanoui dans ma vie privée, y compris sexuelle. Je lui ai même montré ta photo, parce qu’elle ne me croyait pas. Eh bien, tu ne vas pas en revenir, elle m’a dit que je n’étais pas marié, et que ta photo était celle de ma maîtresse !
-Je te connais, tu as dû avoir des propos équivoques pour qu’elle se soit mis des idées pareilles en tête. Pour la photo, je sais laquelle tu lui as montrée, celle qui ne quitte pas ton portefeuille. Là-dessus, je n’ai aucun doute. Mais, pour le reste…
-Elle m’avait demandé dans quelle position j’étais pendant que je l’opérais ; je lui ai répondu que j’étais entre ses cuisses ; que pouvais-je lui dire d’autre ? Je n’aurais jamais pensé qu’il y avait une telle charge érotique dans ma réponse.
-Tu dis à une femme que tu étais entre ses cuisses, et tu t’étonnes qu’elle fantasme. C’est de ta faute ; tu aurais dû être plus prudent dans tes propos.
-Mais enfin, chérie ; je ne lui ai dit que la vérité. Je lui ai surtout dit qu’elle se fourrait le doigt dans l’œil si elle s’imaginait qu’il allait se passer quelque chose entre nous. Et je lui ai demandé de me foutre la paix.
-Eh bien, nous verrons…
S’ensuit une longue bouderie, dont les enfants ne comprennent pas vraiment la raison. Il arrive à leurs parents de se faire la gueule, mais là, ils se demandent ce qui peut bien se passer entre eux. Ils sont vaguement inquiets, mais ils savent que ça ne dure jamais très longtemps. Alors, patience…
Épisode 4
Quinze jours se passent, et Mme R. ne s’est pas montrée à la consultation du Dr Tiercelin. Elle a probablement compris la leçon. Dans son courrier du jour, Richard remarque une lettre que sa secrétaire n’a pas ouverte, car elle porte la mention « personnel » écrite en grand, à la main. Intrigué, il l’ouvre, et manque de la laisser tomber tellement il est surpris par son contenu.
« Cher Docteur,
Vous n’avez vraiment pas été gentil la dernière fois que je vous ai vu. Vous m’avez déçue, et je pense que vous le savez.
Je suis persuadée que vous partagez mes sentiments, mais que cette femme blonde dont vous m’avez montré la photo fait obstacle à notre amour, parce que vous n’osez pas lui dire la vérité. Vous m’avez dit que c’était votre épouse, mais je n’en crois rien. Qu’elle soit votre femme ou votre maîtresse, d’ailleurs peu importe ; elle ne veut pas entendre parler de notre histoire, et vous avez peur de sa réaction. Eh bien, elle va voir ce dont je suis capable, car moi, je n’ai pas peur d’elle. Je sais où vous habitez, et j’ai décidé de déménager pour venir vivre près de chez vous. On pourra se voir facilement, en cachette d’abord, puis au grand jour quand elle aura compris.
Amoureusement,
Geneviève R. »
Quelle catastrophe, se dit Richard. Dans quel merdier je suis ! Ça prend des proportions que je n’aurais jamais imaginées. Il ne faut surtout pas que j’en parle à Marie, car elle va péter un plomb, telle que je la connais. Mais il faut que je demande conseil à quelqu’un sur la parade à adopter. Je ne peux pas me laisser harceler par cette furie qui va détruire ma famille si je ne réagis pas. Mais à qui en parler ?
Complètement paniqué, Richard retourne sans fin le problème dans sa tête, jusqu’à ce qu’une idée surgisse. Il a un copain psychiatre, Christophe, qui a probablement entendu parler de ce genre de comportement. Ils ne se sont pas parlé depuis longtemps, mais il va l’appeler tout de suite.
-Salut Christophe, c’est Richard. Je peux te parler ? Je ne te dérange pas ?
-Non, c’est bon, je t’écoute. Et puis ça fait longtemps que je n’ai pas eu l’occasion de t’entendre. Va-s-y, accouche, obstétricien de mes deux…
Richard raconte alors par le menu sa mésaventure avec sa patiente harceleuse.
-Tu as bien fait de m’appeler, car je sais exactement de quoi souffre ta patiente, dont le comportement relève de la psychiatrie pure et dure. C’est tout simplement une érotomane.
-Une érotomane ! Je n’ai jamais entendu parler de ça. Qu’est-ce que c’est que ce truc de psychiatre ?
-Justement un trouble psychiatrique délirant sévère, qui consiste, pour celui ou celle qui en est atteint, dans la certitude que l’amour ressenti est partagé par la personne qui en est l’objet, laquelle serait empêchée par la société de vivre cet amour. Tu me suis ? Dans les cas les plus graves, il peut y avoir passage à l’acte, et meurtre sur la personne qui lui met des bâtons dans les roues et l’empêche de vivre son histoire d’amour. C’est ta femme qui est menacée, mon vieux. C’est grave.
-Tu me fais marcher ! J’ai du mal à croire que cela puisse aller aussi loin.
-Pour te convaincre, puisque tu ne crois pas ton vieux copain psy, je vais te donner une liste de films que tu pourrais regarder pour te faire une idée. Deux films français et deux films américains. En français, L’histoire d’Adèle H. de François Truffaut, qui est un grand classique, et À la folie… pas du tout, de Laetitia Colombani, nettement moins connu, mais beaucoup plus instructif. Pour le cinéma américain, le premier film de Clint Eastwood en tant que réalisateur, Un frisson dans la nuit et Liaison fatale, d’Adrian Lyne, très connu, avec Michaël Douglas. Tu les regardes, et tu me rappelles. Tu verras qu’il ne faut pas plaisanter avec l’érotomanie. Tu constateras que, dans ces quatre films, l’érotomane est une femme, comme dans ton cas. Mais ce trouble peut aussi affecter un homme, quoi que ce soit plus rare. Et, au cinéma, ce serait probablement moins crédible, ou moins intéressant. En attendant, je te donne un conseil que tu as intérêt à suivre. Tu réponds à ta patiente par un courrier recommandé dans lequel tu accuses réception de sa lettre, et où tu la menaces très clairement de porter plainte si elle n’arrête pas de te harceler. C’est la seule solution. Être ferme, pour qu’elle comprenne.
-Merci, mon vieux. Je vais suivre ton conseil pour la lettre, et télécharger les films en question. Je te rappellerai ensuite.
-OK. On fait comme ça. Salut mon vieux.
-Salut, et merci beaucoup.
Dr C. Thomsen, Décembre 2019
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