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Être ou ne pas être sexiste ?

Jamais je n’aurais cru que quelqu’un, homme ou femme, puisse penser que je suis sexiste, ni qu’une jeune femme me le dirait un jour d’une manière particulièrement violente. C’est pourtant ce qui m’est arrivé récemment, d’une façon assez inattendue que j’aimerais raconter ici brièvement.

J’ai créé il y a quelques années un site de terminologie médicale que j’ai intitulé www.vocabulaire-medical.fr. Ce site comporte une boite de dialogue qui permet aux internautes qui le souhaitent de m’adresser des messages, en général pour me poser des questions à propos d’un article, ou pour me faire part de quelque remarque ou réflexion.

Il y a quelques jours une interlocutrice prénommée Mathilde m’a laissé un message dans cette boite de dialogue à propos d’un article didactique que j’avais écrit il y a plusieurs années, intitulé « Chef de clinique – Clinicat ».

Au moment de la rédaction de cet article, on commençait à féminiser les noms des titres et des fonctions, habitude que je désapprouve pour les raisons que j’exposerai dans la suite de ce propos. Depuis, l’Académie française a validé cette féminisation, et je n’ai donc plus qu’à m’incliner de bonne grâce. Mais, à cette époque pourtant pas si éloignée que cela, on n’écrivait pas encore « cheffe » quand la personne qui portait ce beau titre de chef, que ce soit en cuisine ou en médecine, était une femme.

J’avais donc terminé mon article sur une pirouette, disant espérer que jamais l’on n’écrirait « cheffe de clinique » quand la fonction serait occupée par une femme. Cette phrase a été jugée sexiste par mon interlocutrice, qui indiquait qu’elle serait elle-même cheffe de clinique en chirurgie dans deux ans, et qui m’a demandé de bien vouloir la supprimer, ce que j’ai fait bien volontiers, non sans chercher à lui expliquer pourquoi je suis opposé à cette féminisation. Je suppose qu’elle avait mal compris mon propos, et qu’elle pensait que j’étais hostile à l’idée qu’une femme soit chef de clinique. Jamais de la vie…

Voici sa réponse, que je publie telle quelle, fautes incluses : « Je ne sais pas si vous êtes chirurgiens (sic) mais, personnellement, le nombre de fois où on m'a dit "pousse toi, la chirurgie, c'est pas un boulot de femme", toutes les fois où on donne plus de crédibilité à nos collegues (sic) hommes même plus jeunes semestres (sic) que nous, toutes les fois où on est l'infirmière et non le chirurgien. Même avoir opéré le patient (sic) ...  toutes les fois où on nous coupe la parole pendant les staffs parce que "les filles ne savent pas ce qu'elles disent" ... 

Bref, rentrer chez soi et lire ce genre d'avis ça donne la nausée. »

Rien que cela ! Quand je vous disais que c’est assez violent…

Cette réponse m’a littéralement consterné. En effet je pensais sincèrement que les femmes qui exercent la chirurgie (que j’ai encore du mal à qualifier de                     « chirurgiennes », car je trouve ce féminin particulièrement inélégant), et qui sont de plus en plus nombreuses, ne subissaient plus d’attaques misogynes depuis fort longtemps.

Je lui ai alors adressé une longue réponse pour lui expliquer que je n’ai jamais eu la moindre pensée sexiste à chaque fois que j’ai eu l’occasion de travailler avec des collègues de sexe féminin, ce qui m’est arrivé assez souvent. Mais elle ne m’a pas répondu. Patience…

Voici donc, en substance, ce que je lui ai écrit pour tenter de lui prouver, vraisemblablement en vain, que je ne suis pas misogyne.

J’ai exercé les fonctions de chef de clinique au CHU Henri Mondor de Créteil au début des années 1980, soit il y a près de 40 ans. Nous étions trois chefs de clinique, inséparables. Et parmi ces trois chefs liés par une indéfectible amitié, il y avait une fille, Nelly R., que l’agrégé du Service, que nous appelions PLF, avait eu un peu de mal à imposer à notre patron, le Pr J, misogyne assumé. Mais, une fois en fonction, le fait qu’elle soit une fille n’avait jamais posé le moindre problème à qui que ce soit, patron compris. Et, comme elle était brillante, elle avait fini par être nommée agrégée de chirurgie digestive, ce qui n’était pas si fréquent que cela à l’époque pour une fille. Parmi les huit promotions d’internes qui sont passées dans le Service pendant mon clinicat, il y a eu un certain nombre de filles, dont j’ai gardé en mémoire les prénoms (et aussi les noms) : Ariane, Béatrice, Brigitte, Corinne, Laurence. L’une, très brillante, est devenue une spécialiste réputée de la transplantation hépatique. Un soir que nous étions de garde ensemble, il y a eu une hépatectomie à faire en urgence, et je lui ai proposé de lui laisser ma place d’opérateur et de l’aider à faire sa toute première hépatectomie en tant qu’opérateur. Je ne l’avais jamais fait pour un interne de sexe masculin. C’est dire à quel point le fait qu’elle ait été une fille n’entrait pas en ligne de compte dans ma décision. Seules sa détermination et sa compétence comptaient pour moi.

J’avais même choisi, au début de ma carrière dans le privé, de m’associer avec une fille, que j’avais connue comme interne dans le Service, et dont j’appréciais les qualités professionnelles. Malheureusement je ne m’étais pas vraiment rendu compte de sa personnalité perverse, et le moins que l’on puisse dire c’est que je m’étais lourdement trompé sur son compte, et que cela s’est très mal terminé pour moi. Mais cela n’avait rien à voir avec le fait qu’elle était une fille. Un garçon aurait tout aussi bien pu se conduire d’une manière aussi tordue qu’elle. J’aurais dû écouter ma femme, qui avait bien cerné sa véritable personnalité lorsque je la lui avais présentée. On devrait toujours écouter les intuitions de sa femme…

C’est, me semble-t-il, la seule fois qu’une femme m’a déçu professionnellement.

Pour revenir au mail vengeur de Mathilde, force m’est donc de constater une incroyable régression dans la façon dont les femmes sont traitées de nos jours quand elles choisissent d’exercer un métier traditionnellement plutôt masculin, ne serait-ce qu’à cause des sacrifices qu’il implique parfois au détriment d’une vie de famille épanouie. De mon temps, comme on dit quand on commence à être bien vieux, les hommes respectaient beaucoup les femmes qui avaient le courage de choisir un métier où les mâles étaient dominants. Et il leur fallait beaucoup de personnalité pour s’affirmer dans un univers masculin fortement imprégné de testostérone. Toutes celles que j’ai connues en étaient largement pourvues (de personnalité, pas de testostérone).

Mais je suis absolument convaincu que ce n’est pas grâce à des hochets linguistiques, comme la féminisation des titres et des fonctions, ou l’écriture inclusive, que les femmes gagneront définitivement le droit pourtant indiscutable à être considérées comme les égales des hommes. Ce n’est pas en validant la féminisation des titres et des fonctions que l’Académie française a œuvré pour la place des femmes dans la culture, mais en admettant des femmes en son sein, la première ayant été Marguerite Yourcenar en 1980. Et, depuis pas mal d’années, c’est Hélène Carrère d’Encausse qui en est le secrétaire perpétuel (et l’Académie n’impose pas, du moins pas encore, que l’on dise la secrétaire perpétuelle). Voilà de vraies actions fortes et constructives.

Dans le même ordre d’idées, je ne pense pas que l’on puisse combattre le racisme simplement en expliquant aux racistes ordinaires, comme le font certains intellectuels naïfs, que le racisme n’a pas lieu d’être puisque la science, en l’occurrence la génétique, nous apprend qu’il n’y a pas de races humaines. Ce que le raciste déteste chez les Noirs, les Arabes ou les Juifs, ce n’est pas la race à laquelle ils sont supposés appartenir, mais le fait qu’il les perçoit comme différents de lui.

Bref, je ne crois pas que l’on combatte efficacement le racisme en supprimant le mot race, ni le sexisme en employant le féminin pour les titres et les fonctions.

De même je ne pense pas qu’il soit nécessaire d’en passer par la discrimination positive, comme la parité hommes/femmes dans les listes électorales, pour lutter contre la sous-représentation des femmes en politique, que la plupart des hommes désapprouvent tout autant que les femmes. Mais je dois admettre que, lorsque l’on entend dans l’hémicycle des propos ouvertement sexistes de la part de certains députés quand c’est une femme qui s’exprime à la tribune, on ne peut que se dire qu’il y a encore un gros travail de pédagogie à faire.

Quant à l’égalité salariale pour la même fonction, il n’est pas besoin de féminiser le nom de cette fonction pour y arriver. Il suffirait que les décideurs le veuillent.

En parlant de discrimination positive, chacun peut remarquer qu’il est tout-à-fait admis que les femmes revendiquent la possession de qualités supposées typiquement féminines, comme l’empathie ou le sens du soin apporté aux autres (le désormais fameux «care »), avec des phrases du genre suivant : « les femmes sont manifestement plus douées que les hommes pour apporter de l’attention aux autres », alors qu’il est pratiquement impossible, sous peine d’accusation de sexisme, de dire que les hommes apportent des qualités typiquement masculines dans leur travail, sauf si c’est une femme qui le dit. Si un homme revendique une qualité supposée masculine, il peut parier sans risque qu’une femme lui opposera illico qu’elle aussi peut faire preuve de cette qualité, et que son propos est misogyne.


J’aimerais faire ici un petit détour par l’écriture inclusive, que je désapprouve complètement, et que l’Académie française, dans sa grande sagesse, n’a heureusement pas validée pour la rédaction des documents officiels. Je rappelle que le principe de l’écriture inclusive est d’inclure (ou plus exactement de ne pas exclure) les éléments féminins sur le même pied d’égalité que leurs homologues masculins.

J’ai tendance à penser que la fameuse et très ancienne règle de grammaire qui dit que « le masculin l’emporte sur le féminin », inaudible pour les féministes pures et dures, est à l’origine de bien des incompréhensions et de bien des oukases. En effet, cette règle porte sur le genre des mots, dont on devrait se souvenir qu’il est parfaitement aléatoire et totalement dénué de logique ou de sous-entendu. On dit un individu, mais une personne ; on dit une avenue, mais un boulevard. Il n’y a rien de sexué dans tout cela. Le boulevard n’est pas supérieur à l’avenue sous prétexte qu’il détiendrait la force virile du genre masculin. Le seul genre qui soit lié au sexe est le genre des êtres humains, et les études de genres nous disent que les humains naissent mâles ou femelles, mais deviennent ensuite de genre masculin ou féminin, ce qui est une caractéristique de l’espèce humaine.

Pour montrer à quel point l’écriture inclusive me semble ridicule, je vais prendre comme exemple la banale phrase suivante : « les boulevards et les avenues deviennent plutôt silencieux quand seuls des piétons sont admis à y circuler ». En écriture inclusive, cela donne : « les boulevards et les avenues deviennent plutôt silencieux.seuses quand seul.e.s des piéton.ne.s sont autorisé.e.s à y circuler». C’est assez compliqué à écrire, et surtout très pénible à lire. Mais si l’on pousse la logique jusqu’au bout, il faudrait aussi appliquer cette méthode dans le langage parlé, qui deviendrait la langue inclusive, ce qui donnerait ceci : « les boulevards et les avenues deviennent plutôt silencieux/plutôt silencieuses quand seuls des piétons/seules des piétonnes sont admis/admises à y circuler ». Avouez que ce serait totalement impraticable et parfaitement grotesque.

De même qu’il est absurde (et particulièrement agaçant à mes oreilles) de dire, comme le font tous les politiques, par peur d’être rappelés à l’ordre, « les Françaises et les Français », à deux titres. Le premier, c’est que l’expression « les Français » a toujours voulu dire « l’ensemble des individus de nationalité française, hommes ou femmes ». Le second, c’est qu’en mettant le féminin avant le masculin, on garde une trace de la vieille galanterie française que détestent les féministes, puisqu’on ne respecte pas le seul ordre totalement objectif, l’ordre alphabétique. Mais aucun politique n’oserait dire « les Français et les Françaises », et encore moins « les Français », comme le faisait sans vergogne le modèle assumé de tous les politiques actuels, le Général de Gaulle.

Il m’arrive d’envier les Belges, qui n’ont pas ce problème.

J’ai une amie de longue date qui exerçait jusqu’à récemment le métier d’avocat. Elle a toujours refusé de se présenter comme « avocate », préférant le masculin de la fonction. Et pourtant F. est une militante féministe, lesbienne, et anarchiste de gauche. Autant dire qu’elle n’est pas du genre à se laisser marcher sur les pieds par un quelconque gros macho sexiste. Mais elle s’est toujours revendiquée comme           « avocat ».

Je voudrais citer un dernier exemple de féminisation problématique, selon moi, d’un terme courant, sur le plan purement linguistique. Pour parler du drame des femmes qui meurent sous les coups de leur mari violent, quelqu’un (quelqu’une ?) a imaginé le néologisme « féminicide », comme pendant féminin de l’homicide. Je ne conteste nullement la nécessité impérieuse de lutter contre toutes les violences faites aux femmes, mais je rappelle néanmoins qu’un homicide n’a jamais désigné le meurtre d’un homme de sexe masculin, mais d’un être humain, quel que soit son sexe. Bref, je trouve le terme féminicide mal choisi, car construit sur une erreur sémantique. Mais j’admets que l’essentiel est bien que l’on comprenne de quoi l’on parle quand on évoque le féminicide.

J’aimerais, pour conclure, rappeler la célèbre (et malheureusement toujours d’actualité) phrase de Françoise Giroud, citation tirée d’une interview au journal Le Monde du 11 mars 1983 (c’était l’époque où j’étais encore chef de clinique) : « La femme serait vraiment l’égale de l’homme le jour où, à un poste important, on désignerait une femme incompétente ».

Je souhaite sincèrement qu’une femme soit un jour élue à la tête de notre République, et que nous puissions l’appeler avec enthousiasme « Mme la Présidente ». Mais j’espère que cette femme aura été élue pour sa compétence, et non pas par pure démagogie ou par un ridicule souci d’alternance. L’idéal serait qu’à l’avenir l’on n’attache plus aucune importance au genre de la personne qui occupe la fonction suprême, comme cela se passe dans beaucoup de pays.

Le 23 novembre 2019 je publiais sur ce blog un propos intitulé « Le genre féminin » dans la même catégorie des « propos divers ». J’invite donc mon lecteur à le lire (ou le relire).


Hélène Carrère d'encaisse en académicienne

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