Louis-Ferdinand Céline (1894 – 1961), ou Céline tout court (comme on parle de Proust ou de Balzac), était dans le civil le docteur Louis Destouches. Il est probablement le plus connu des médecins-écrivains, comme écrivain plus qu’en tant que médecin. D’ailleurs ceux qui ignorent qu’il était aussi médecin sont légion. Comme chacun le sait, Céline est un personnage très controversé, à la fois immense écrivain, inventeur d’une langue écrite très personnelle en partie inspirée par l’argot, notamment dans ses deux chefs-d’œuvre, Voyage au bout de la nuit et Mort à crédit, et en même temps antisémite forcené, auteur de trois pamphlets abjects, dont le plus connu, Bagatelles pour un massacre, est publié en 1937. De ce fait la question se posera toujours à son sujet : faut-il considérer séparément l’homme, pamphlétaire ignoble, et l’artiste, génial, ou, au contraire, admettre que le génie de l’écrivain est amputé par sa personnalité détestable qui fera de lui un collaborationniste ouvertement pronazi ?
En 2011, Frédéric Mitterrand, alors ministre de la culture, souhaita inclure Céline dans une liste de personnalités à célébrer par la nation, au titre du cinquantième anniversaire de sa mort. Il dût y renoncer sous la pression de Serge Klarsfeld, au prétexte que la nation ne pouvait pas honorer l’auteur de propos antisémites. De même une tentative de la maison Gallimard pour rééditer en 2018 les pamphlets antisémites se solda par un échec.
La meilleure réponse à cette question de la dichotomie entre l’homme et l’écrivain me semble avoir été donnée par Céline Denoël, l’épouse de Robert Denoël, le premier éditeur de Céline. Admiratrice du Voyage au bout de la nuit dès sa lecture du manuscrit, elle devint une grande amie de l’écrivain. Dans un texte de 1969 intitulé « Denoël jusqu’à Céline », elle écrit ceci : « J’adorais Destouches. Je n’ai pas aimé Céline. Je ne parle pas ici de l’écrivain, car c’est Destouches qui a écrit le Voyage. C’était encore lui pour Mort à crédit. Puis le personnage Céline a fini par absorber, par dévorer Destouches. Docteur Jeckyll and Mister Hyde ! » On ne saurait mieux dire en aussi peu de mots !
Au nombre des admirateurs inconditionnels de Céline on compte notamment Frédéric Dard, Michel Audiard, mais aussi Philippe Roth, immense écrivain américain qui, bien que juif, considérait Céline comme le plus grand romancier français. Il faisait donc abstraction du Céline antisémite.
Sa thèse de doctorat en médecine, soutenue en 1924, La Vie et l'Œuvre de Philippe Ignace Semmelweis, porte sur l’obstétricien hongrois Semmelweis, qui préconisa le premier le lavage des mains avant les soins aux femmes enceintes, faisant ainsi reculer la mortalité due à la « fièvre puerpérale ». Fort du succès de ses deux premiers romans, il la publia en 1936 comme une œuvre littéraire à part entière, sous le titre plus accrocheur de Semmelweis.
Le lecteur intéressé par la personnalité complexe de Céline lira avec intérêt D’un Céline l’autre (Bouquins 2011), recueil de témoignages de gens célèbres ou inconnus qui ont côtoyé Céline à un moment ou à un autre de sa vie. On y apprend une foule de chose sur Louis-Ferdinand Céline, le romancier et le pamphlétaire, ainsi que sur le Dr Louis Destouches, qui ne cessa d’exercer la médecine toute sa vie, souvent gratuitement au service des plus démunis.
Céline et Proust, les deux principaux écrivains français du XXème siècle, ne se sont pas connus puisque quand le second meurt, en 1922, le premier poursuit ses études de médecine, et n’a encore rien écrit.
Mais on connaît le mot célèbre de Céline sur l’auteur de La Recherche : « Trois cents pages pour faire comprendre que Tuture encule Tatave, c’est trop ». Vu sous cet angle… Anatole France disait plus élégamment, mais de façon tout aussi perfide : « La vie est trop courte. Proust est trop long ». Mais qui lit encore Anatole France, principal modèle du Bergotte de la Recherche .
Dr C. Thomsen, septembre 2019
Comments